Scènes

Chroniques stambouliotes 7 : entretien avec Oğuz Büyükberber

Présent sur le premier titre du Live At Nardis Jazz Club, compilation mainstream, comme sur des albums de free jazz aussi bien que sur des performances vidéos, le clarinettiste Oğuz Büyükberber semble avoir plus d’une corde à son arc…


Présent sur le premier titre du Live At Nardis Jazz Club, compilation mainstream, comme sur des albums de free jazz aussi bien que sur des performances vidéos, le clarinettiste Oğuz Büyükberber semble avoir plus d’une corde à son arc. Absent de Turquie pendant que nous y étions, il a accepté de répondre à nos questions par mail.

  • Avec qui jouez-vous le plus, des Turcs ou des étrangers ?

Depuis le milieu des années 1990, environ la moitié des artistes avec qui je collabore viennent des Pays-Bas, d’Allemagne, d’Autriche, des Etats-Unis, d’Islande, de Russie, du Japon, de Grèce, de Norvège, d’Espagne, de Serbie, du Sénégal… Il serait difficile de faire la liste de tous ces merveilleux musiciens, comme de tous ceux, merveilleux aussi, qui sont originaires de mon pays.

  • Contrairement à l’idée d’une frontière imperméable entre le jazz mainstream et la musique improvisée, vous semblez naviguer de l’un à l’autre sans difficulté. Vous introduisez le Live at Nardis Jazz Club, un disque très mainstream, avec un solo très improvisé. Vous jouez avec des artistes tel qu’Önder Focan, mais aussi Umut Çağlar ou Korhan Erel (le premier est un guitariste de jazz mainstream et de musique traditionnelle, les seconds des artistes spécialisés dans la musique improvisée et le free jazz) : comment définiriez-vous votre musique ? Sans même parler de style, par quoi vos choix sont-ils guidés ?

C’est vrai. J’ai travaillé les deux : le jazz mainstream et moderne. J’ai fait un master au Conservatoire d’Amsterdam où j’ai étudié avec Ferdinand Powel et Harry Sparnaay, pour ce qui est de la clarinette basse contemporaine. L’amour du New Orleans est l’une des principales raisons qui m’ont poussé à choisir la clarinette ; entre les grands jazzmen des premières périodes et ceux de l’avant-garde, je puise mon inspiration partout. J’ai toujours composé et improvisé en même temps, comme Theo Loevendie, un des plus importants compositeurs néerlandais, dont j’ai suivi les cours de composition. C’est pour cela que j’ai voulu étudier avec lui. Pendant plus de cinquante ans, il a travaillé à combiner des éléments musicaux extrêmement différents à sa manière ; en cela, c’est un grand modèle pour moi. Il a des goûts musicaux très éclectiques, et connaît bien la musique turque : il a vécu en Turquie dans les années 1970.

En grandissant, j’ai entendu toutes sortes de musiques turques. Certains des Turcs avec qui j’ai collaboré sont des maîtres de la musique traditionnelle, tels Hüsnü Şenlendirici, Erkan Oğur, Uğur Işık et Fahrettin Yarkın [1]. Mes études avec Loevendie m’ont aidé à définir la façon dont je lie musique turque d’un côté et improvisation et composition contemporaines de l’autre. Le morceau du Live at Nardis est un exemple d’improvisation structurée par les liens que j’établis entre Maqâms turcs (système d’organisation des échelles et des modes) et le célèbre standard « Nardis ».

« Labelliser » ma musique ne m’intéresse pas, mais j’ai toujours une idée claire de la direction que je prends. Dans mon jeu de clarinette, j’essaie de combiner un ton classique pur, une grande énergie inspirée par l’école d’improvisation de l’AACM [Association for the Advancement of Creative Musicians] et une précision rythmique sur des modulations métriques complexes héritée des rythmes turc, indien et africain. C’est très difficile ! Chaque aspect exige un entraînement et une concentration spécifiques. J’invente mes propres exercices, que j’aimerais bien un jour compiler dans un manuel.
J’essaie d’être curieux : il y a tant de belle musique ! J’ai effectivement des goûts très larges, issus d’un travail lui-même très vaste, qui va parfois jusqu’à surprendre les gens. Et, enfin, il y aurait matière à discussion sur ce qui est « free » et ce qui est « mainstream », tant il existe d’exemples qui franchissent leurs frontières.

Oğuz Büyükberber © DR/X
  • Que dites-vous de la scène jazzistique d’Istanbul ?

Elle existe, déjà, c’est sûr ! Le niveau des musiciens ne cesse d’augmenter et il y a beaucoup plus de diversité qu’il y a vingt ans. Beaucoup sont partis étudier et travailler ailleurs avant de revenir, ce qui contribue à enrichir la scène jazz à travers toute la Turquie.

  • En tant que musicien turc, pourquoi choisir de jouer du jazz ? Qu’est-ce que l’improvisation représente pour vous ? Qu’est-ce qui vous a amené à cette musique ?

L’aspect temporel de la performance musicale, qui n’existe pas dans les arts visuels traditionnels, m’a toujours fasciné. Quand on peint ou sculpte, on peut prendre autant de temps qu’on veut pour effectuer des changements sur l’œuvre avant de l’exposer. Idem pour la composition musicale. Mais, pendant une performance, l’heure tourne. Performer et spectateur doivent être dans le même espace au présent pour vivre le spectacle. Le jazz, et toutes les musiques qui accordent de la place à l’improvisation et à l’expression personnelle, donne la possibilité incroyable de créer sur le moment, et je trouve ça magique.
La musique turque traditionnelle et classique comporte une grande part d’improvisation. Il y a des règles strictes, mais l’artiste conserve malgré tout beaucoup d’options, y compris le non respect des règles. J’ai toujours adoré le jeu de clarinette des groupes dans les mariages turcs, surtout ceux de la région de Thrace. Mustafa Kandıralı [2] est l’un de mes éternels héros ! Je trouve que la vitalité rythmique, la virtuosité et l’espièglerie de la musique populaire turque, ainsi que la manière dont elle fait coexister humour et tristesse, se retrouvent dans le jazz.

  • Vous faites des performances avec de la vidéo : y êtes-vous attentif quand vous jouez ? Y puisez-vous votre inspiration ?

Je suis effectivement lié à la vidéo quand je joue, puisque j’en suis souvent le créateur. Pour moi, il y a un rapport très fort, bien qu’abstrait, entre les arts visuels et la musique. J’évolue dans le champ des arts visuels depuis tout petit. J’ai remporté plusieurs prix nationaux et internationaux et étudié le design aux Beaux-Arts, à l’Université Mimar Sinan à Istanbul, avant d’entrer au conservatoire. Ces dix dernières années, j’ai beaucoup travaillé sur ordinateur, la musique et les visuels. Mon mémoire de master portait sur l’élaboration d’un système électronique compatible avec une performance improvisée. C’est plus tard que j’ai commencé à y ajouter des vidéos artistiques. J’utilise dans ces vidéos des images générées en temps réel et mes propres dessins. Cette pratique me permet d’être bien en phase avec les vidéos d’autres personnes sur lesquelles je joue.

  • Vous jouez aussi avec des artistes d’autres disciplines ?

Oui, beaucoup d’autres, comme la danse et le théâtre. J’ai composé de la musique pour la danse moderne, le théâtre, et collaboré avec de grandes personnalités telles que Şener Şen, Uğur Yücel, Genco Erkal et Emre Koyuncuoğlu [3]. J’ai vraiment adoré travailler avec des danseurs qui aimaient improviser eux aussi.

  • Enfin, sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Mon nouveau disque, 4, [4], qui comprend quatre titres, vient juste de sortir sur Lin Records : il regroupe quatre aspects différents de mon travail. En plus de la clarinette, j’y fais mes débuts en tant que pianiste et on y trouve un collage des mes compositions électroniques ainsi qu’un livret de 32 pages de mes œuvres artistiques.
Il y en a un autre en route : j’enregistre avec un trio. Demirhan Baylan est à la basse, Cengiz Baysal et Cem Akse aux batteries. Vous en saurez plus bientôt…
Par ailleurs, je participe à un projet de recherche dirigé par Matthias Müller à l’Université des Arts de Zürich, qui s’appelle « SABRe : Sensor Augmented Bass Clarinet Research ». Le but est d’inventer une clarinette basse qui permettrait de contrôler un système informatique à distance, sans fil. Cela créerait énormément de nouvelles possibilités dans la composition et la performance multimédia — laquelle est résolument une des mes passions.

par Alix de Cazotte , Raphaëlle Tchamitchian // Publié le 17 octobre 2011

[1Respectivement clarinettiste ; guitariste et, entre autres, joueur de komuz ; violoncelliste ; percussionniste.

[2Clarinettiste de musiques populaires turque et tzigane né en 1930.

[3Chorégraphe contemporaine et metteure en scène.

[4Il peut être commandé ici. Le site est en turc, mais facile d’utilisation.