Scènes

Chroniques stambouliotes 6 : Umut Çağlar et konstruKt

Si le jazz mainstream dispose à Istanbul d’une scène bien à lui, qu’en est-il de la musique dite « libre », qui semble absente des programmes ? Rencontre avec Umut Çağlar, guitariste de konstruKt et fondateur de re:konstruKt, unique label turc de musique improvisée.


Si le jazz mainstream dispose à Istanbul d’une scène à lui, qu’en est-il de la musique dite « libre », qui semble en ces chaudes heures d’été étrangement absente des programmes ? Rencontre avec Umut Çağlar, guitariste du quartet konstruKt, et fondateur de re:konstruKt, l’unique label turc de musique improvisée sous toutes ses formes : free jazz, expérimental, avant-garde, freestyle, spoken word, free rock…

C’est sur la terrasse d’une pâtisserie chic située dans un coin de la place Taksim que nous retrouvons le fondateur de l’unique association et label de musique improvisée turque, Umut Çağlar.

Yeux bleus, la quarantaine, le guitariste nous reçoit devant un café, iPhone à l’oreille et sourire aux lèvres. Devant lui, une pile de disques : les productions de son label, re:konstruKt, naviguent en eaux libres. Free jazz et musiques improvisées, tendance contemporaine ou rock, les conditions d’entrée sont claires : défrichage, expérimentations, improvisation. Le nom vient du quartet fondateur, konstruKt, né la même année (2008) de l’association d’Umut Çağlar avec Korhan Argüden à la batterie, Özün Usta aux percussions et Korhan Futacı aux saxophones.

Si Umut Çağlar a créé re:KonstruKt, c’est pour combler un vide. À Istanbul, il n’y a pas de lieu dédié à la scène improvisée. Il faut organiser ses propres événements si l’on veut que cette musique soit diffusée. En effet, « nous ne sommes pas considérés comme des musiciens de jazz », explique-t-il ; aussi faut-il se battre pour avoir de la visibilité. À la fois association et label, re:konstruKt est unique en Turquie.

Pourtant, « les scènes improvisée et mainstream ne sont pas si éloignées que ça », s’exclame le musicien alors qu’on nous apporte un café et une de ces limonades à la menthe dont les Turcs ont le secret. « Selen Gülün, par exemple, est une pianiste plutôt mainstream qui a enregistré des solos totalement improvisés », tout comme le clarinettiste Oğuz Büyükberber, que l’on retrouve aussi bien sur Twentyeight-Twelve-Twothousandeight (2008), enregistrement électroacoustique contemporain avec Umut Çağlar, Korhan Erel (ordinateur) et Florent Merlet (dr), que sur le Live at Nardis Jazz Club, qui réunit standards et morceaux traditionnels turcs [1]. Pour ce dernier comme pour Umut Çağlar, il est difficile de savoir avec précision ce qui est mainstream et ce qui ne l’est pas tant la musique est nourrie de chacune de ses composantes. Il arrive cependant que des musiciens de jazz « classique » soient perdus face à l’improvisation libre au cours de collaborations, précise Umut avec un sourire.

Et lui ? Tout de suite, la tangente. Improvisation, punk, électro. « Un ami d’Ornette Coleman m’a offert ma première guitare à 16 ans et, au début, j’ai appris tout seul. » Il joue dans le groupe Maximal Punk Effect avant de partir à Berlin faire des performances électro devant des extraits de films turcs. Puis il devient DJ et ne touche plus son instrument pendant 15 ans. Un peu par hasard, pour s’amuser, un jour, il ressort sa guitare, puis joue avec un saxophone, une batterie, une basse, et finalement, konstruKt naît sur scène à Vienne en 2008. « It just… happened ! We managed well. It’s been good, I guess. » [2] Et comment ! Douze disques, des concerts dans le monde entier… Le dernier en date ? Au Jazzfestival Saalfelden, cet été en Autriche (voir la vidéo sur Youtube). «  Je fais ma promo sur le net, je vise un public international et non exclusivement turc. »
Cette volonté d’ouverture se retrouve dans les nombreuses collaborations du groupe : de tous les disques posés sur la table du café, pas un n’est turco-turc. Vibration Of The Day est turco-américain (Marshall Allen), Live At Akbank Jazz Festival turco-anglais (Evan Parker), et les deux derniers, Dolunay et Istanbul Improv Sessions May 5th, sont l’un co-réalisé et l’autre dirigé par les Allemands Peter Brötzmann et Mark Alban Lotz.

Les productions de re:konstruKt convoquent des personnalités extrêmement diverses : en plus de l’ancien collaborateur de Sun Ra Marshall Allen, on peut y entendre une star du rock indépendant turc, la chanteuse Yasemin Mori, mais aussi le guitariste anglais Mike Cooper, qui vient du blues, ou encore Eugene Chadbourne, grande « figure d’une contre-culture populaire » américaine, guitariste, chanteur et banjoïste sur le très réussi Dead Country (2010), réalisé en collaboration avec Konnex Records. Aux côtés de Şevket Akıncı (g), Demirhan Baylan (b), Kerem Ökten (dr) et Umut Çağlar lui-même, il signe une superbe improvisation free rock qui flirte avec la country. « Ce disque se vend bien aux Etats-Unis ». Pas en Turquie ? « I’m not suitable in Istanbul » [3], explique-t-il en riant. Trop compliqué de sortir du pays - trop excentré, trop fermé, et d’y faire entrer les étrangers. D’ailleurs, cette année, il déménage à Berlin. Mais s’il multiplie les allers retours à l’étranger, Umut Çağlar revendique-t-il une spécificité de la sonorité turque par rapport à celle des autres ? «  Les Occidentaux entendent dans mon jeu une touche orientale que moi je n’entends pas. We’re from here, so it’s here ! » [4], s’exclame-t-il, les yeux brillants.

Le croisera-t-on dans le public de l’Istanbul Jazz Festival en juillet ? « Je ne m’intéresse pas tellement au jazz mainstream…  », glisse-t-il avec un sourire. « En revanche, je joue régulièrement à l’Akbank Jazz Festival, en octobre  », qui a fêté ses vingt ans l’année dernière avec une affiche à la fois nationale et internationale, comme l’Istanbul Jazz Festival : John Surman, The Count Basie Orchestra, The Sun Ra Arkestra, Omar Sosa, Wax Taylor, Diane Schuur, Hindi Zahra (qui a ouvert cette année Jazz à la Villette aux côtés de Tigran Hamasyan), mais aussi Imer Demirer, Aydin Esen et İlhan Erşahin. Rendez-vous en octobre ?

par Alix de Cazotte , Raphaëlle Tchamitchian // Publié le 17 octobre 2011

[1Lire l’interview d’Oğuz Büyükberber.

[2« Ça s’est fait tout seul ! On s’en est bien sortis. C’était bien fait, j’imagine. »

[3« Je ne conviens pas à Istanbul. »

[4« On est d’ici, alors ça doit s’entendre ! »