Chroniques stambouliotes 4 : İlhan Erşahin et Nublu
Il est une soirée de l’Istanbul Jazz Festival dont nous n’avons pas parlé : celle du 9 août, nommée par le programme « A strange place for jazz ».
Il est une soirée de l’Istanbul Jazz Festival dont nous n’avons pas parlé : celle du 9 juillet 2011, nommée par le programme « A strange place for jazz ». Un endroit étrange pour le jazz ? Un jazz situé lui-même à une place musicale étrange ? Les deux à la fois, assurément.
Ce sont trois concerts qui se succèdent sur le quai d’un port naval, à côté d’entrepôts militaires et de bâtiments désaffectés, parmi les tuyaux rouillés, les grues immobiles et les bateaux en réparation. Pour se rendre dans ce lieu excentré au bord de la Corne d’Or, il y a le bus, le taxi, ou bien le dolmuş (prononcer « dolmouche »), sorte d’intermédiaire entre bus et taxi. Collectif mais de la taille d’une camionnette, avec un trajet fixe qui peut s’adapter au vôtre si vous le demandez au chauffeur, ce mode de transport est très convivial.
Nous voici donc face à la scène ; à droite : des entrepôts fermés, à gauche : le Mavi Marmara, le navire turc qui, alors qu’il se dirigeait vers la bande de Gaza pour apporter aide humanitaire et fournitures en mai 2010, s’est vu arrêter dans les eaux internationales par les forces israéliennes. Neuf militants turcs ont été tués, dix militaires israéliens blessés. Paisiblement amarré, il semble n’être jamais sorti d’ici. Juste devant, un autre bateau, encore plus grand, d’où quelques personnes écoutent les concerts, confortablement installées sur un des ponts. La vue doit être imprenable.
- Love Trio + Arto Tunçboyacıyan © Alix de Cazotte
Du rock psychédélique, de l’électro jazz et du funk « avant-noise » : tel est le côté « étrange » de ce jazz hybride auquel le festival dédie une soirée. Une seule ? Une seule. Pour commencer, alors que le coucher de soleil dore de couleurs moirées, comme il n’en existe qu’ici, les immenses paquebots et les vagues de la Corne d’Or, les Suédois de Tonbruket, avec Dan Berglund à la contrebasse, Johan Lindström à la guitare, Martin Hederos au piano et Andreas Werliin à la batterie, tissent un pop-rock improvisée, hétéroclite, un brin mélancolique. La nuit est tombée depuis longtemps et le public très réveillé lorsque le Randy Brecker/Bill Evans Soulbop Band monte sur scène aux côtés du trio Medeski, Martin & Wood pour un magnifique dialogue, groovy à souhait. Entre les deux, la déferlante du Love Trio : le saxophoniste et claviériste İlhan Erşahin, le bassiste Jesse Murphy et le batteur Kenny Wollesen (que l’on retrouve au vibraphone avec les Dreamers de John Zorn) ont invité le percussionniste et chanteur Arto Tunçboyacıyan dans ce lieu chargé d’histoire, inattendu et imposant, et qui semble les inspirer. « I feel rusty ! » (« Je me sens rouillé ! »), nous confie, amusé, Jesse Murphy, tandis que le groupe se fait prendre en photo l’après-midi devant le Mavi Marmara, non sans une certaine excitation. Le soir, la rouille s’est transformé en or. Une ambiance planante, propice à la transe, s’emboîte dans une base dub et électro, grâce aux solos d’İlhan Erşahin, qui doivent autant à ses racines turques qu’à ses influences jazz.
Né en Suède, basé à New York, le saxophoniste, s’il est attaché à Istanbul, n’est pas si turc que ça. « D’où je viens ? De la planète terre ! », s’exclame-t-il dans le documentaire que lui a consacré Jazzlive. Arto Tunçboyacıyan, véritable star en Turquie et en Arménie, s’est installé aussi aux Etats-Unis. C’est loin d’être la première fois qu’il est invité par le Love Trio : ils se retrouvent régulièrement au Nublu, le club fondé par İlhan dans East Village, et dont le jumeau, le Babylon, se trouve à Istanbul — hélas, fermé l’été. Dans ces deux salles, le mot d’ordre est simple : pas de mot d’ordre. New York, Istanbul et Yerevan se côtoient sans se préoccuper d’où vient quoi. Les percussions orientalisantes et le chant d’Arto Tunçboyacıyan, né de couches d’histoire sédimentées, évoquent presque une transe religieuse et nous transportent dans les grandes plaines anatoliennes ; ils sont contrebalancés par les claviers atmosphériques d’İlhan Erşahin et les traitements électroniques du synthé basse de Jesse Murphy. Quant à Kenny Wollesen, il engage un dialogue euphorique avec Arto, à la croisée des genres, suspendu entre Orient et Occident — à l’image d’Istanbul. Le paquebot d’à-côté est devenu orange, jaune et violet sous les projections qui l’illuminent. Et le public, ravi à lui-même, applaudit à tout rompre.
- Ilhan Ersahin © Alix de Cazotte
Nublu, c’est un club, mais c’est aussi un label sur lequel l’électro-jazz d’Erşahin se décline de multiples manières et, le plus souvent, dans des groupes à géométrie variable : Nublu Orchestra, Wax Poetic, Istanbul Sessions… Dans toutes ces formations le principe est le même : pas de frontières. Place à la fusion des genres, de Coltrane aux traditions turques en passant par le trip-hop.
Wax Poetic (dont Norah Jones a fait partie à ses débuts), est le point de départ de toute l’aventure, laquelle passe par les grandes villes du monde : New York (Nublu Sessions), Copenhague (Copenhagen), Rio de Janeiro (Brasil), et, bien sûr, Istanbul… Cinquième album du groupe, Istanbul réunit autour d’Erşahin de nombreux musiciens dont Jesse Murphy, Thor Madsen (guitare, beats), Jochen Rueckert (batterie) et la chanteuse Marla Turner pour un parcours dans la ville qui s’inspire des sons et des voix entendus au passage. Ainsi, le premier morceau, qui porte le nom d’un quartier : « Cihangir », tresse sur une rythmique dub une voix masculine récitant un poème sur le bleu d’Istanbul à celle, éthérée, d’une Beth Gibbons du Bosphore (Demet Evgar), en même temps qu’à la litanie d’un muezzin, en un chassé-croisé d’échos fantomatiques. Bohème et colorée, la silhouette du quartier d’Orhan Pamuk surgit de ce nuage sonore, avec ses calmes terrasses, ses petites rues en pente et ses chats omniprésents. Plus loin, dans « Morning Prayer », le saxophone se substitue au chant matinal du muezzin et répond à des sons aquatiques qui évoquent les reflets de la Corne d’Or ou les verres à thé qui s’entrechoquent. Manipulées, samplées, remixées, les voix de la ville s’insèrent dans un écrin drum’n’bass d’une beauté froide et envoûtante.
À ce trip-hop exigeant et cosmopolite répond la formation peut-être la plus « turque » de toutes celles d’Erşahin : Istanbul Sessions, que le public français a déjà pu découvrir à Banlieues Bleues en 2010, à l’occasion de la Saison de la Turquie. Plus réduite, elle comprend Alp Ersönmez, bassiste évoqué dans le volet précédent de ces chroniques, Izzet Kizil aux percussions et Turgut Alp Beyoğlu à la batterie. Le trompettiste Erik Truffaz les a également rejoints le temps d’un album et de quelques concerts. Que ce soit au Rock N’Coke festival, sorte de Rock en Seine local organisé dans la périphérie d’Istanbul, ou à la Gaîté Lyrique à Paris pour Kolaj Istanbul !, le groupe s’impose avec force et, quand le contexte s’y prête, joue volontiers deux ou trois heures d’affilée. Comme d’habitude, le dernier-né, Night Rider, jongle avec de multiples influences, du très oriental « Etnik » - qui doit beaucoup au jeu exceptionnel d’Izzet Kizil - au plus rock « One Zero ».
Paradoxalement fidèle à sa dimension hétéroclite, la musique de Nublu se veut, à l’image de son club, proche de son public. Pas de scène, les musiciens sont au même niveau que les auditeurs/danseurs, comme dans la minuscule boîte stambouliote que le Love Trio a choisie pour finir la soirée. Blottis dans un coin, l’un derrière un clavier installé à la diable, l’autre engoncé derrière une version réduite de sa batterie, un troisième assis presque à même le sol, ils entrent en transe et enflamment une foule de plus en plus compacte. La fièvre monte sans que rien n’ait raison de leur enthousiasme. Mais qui le souhaiterait ?