Scènes

Concert dessiné, blues et BD à Angoulême

Le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême consacrait pour sa 42e édition une exposition dédiée au traitement du blues dans la BD contemporaine.


Visuel : Mezzo / Dupont / Glénat, 2014

Le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême consacrait pour sa 42e édition une exposition dédiée au traitement du blues dans la BD contemporaine. Le théâtre accueillait pour l’occasion deux générations de bluesmen du Mississippi. Le dessinateur Mezzo accompagnait la musique en dessinant sur scène.

Deux générations de bluesmen du Mississippi. LC Ulmer, en solo à la guitare, était suivi par Christone « Kingfish » Ingram et son trio. Et Mezzo, auteur de l’album remarqué Love in Vain consacré à la vie de Robert Johnson. Promenade en musique et en encre dans le Mississippi des années 30.

Balances

Mezzo est contrarié. Les contrastes des premiers essais ne lui conviennent pas. Les dessins apparaissent en temps réel projetés sur un immense écran en fond de scène. Sur sa table, il esquisse au crayon un buste de jeune homme noir qui rappelle furieusement les traits qu’il prête à Johnson jeune, au Johnson encore métayer et à peine guitariste. Un décor suggéré, classique de juke joint. Un essai d’encrage. Les aplats noirs amènent les ombres portées. Ça discute. C’est mieux.

Pendant ce temps, LC Ulmer fait ses balances. On lui a proposé une heure, il a répondu avoir besoin de cinq minutes. Quand on a sept décennies d’expérience… 86 ans, casquette en mouton à larges oreilles fichée sur la tête, ce long grand-père dégingandé s’esclaffe fréquemment en se frappant les cuisses, en pleine discussion avec son batteur. Devant sa chaise, un micro. Puis un autre, sur lequel est fiché un harmonica caché dans une boîte de conserve Monoprix. Il n’a pas dû trouver de Canned Meat d’époque. Le théâtre est plein à craquer. Ça remue. Kingfish apparaît discrètement des coulisses, massif petit bonhomme, le buste en arrière, bien campé sur ses larges guibolles.

LC Ulmer © A. Lambert

Souche sèche

Quand LC Ulmer s’assoit, il y a la voix, tout de suite. Un « I’m just an old man » se distinguent au milieu d’un américain mâchouillé et gouailleur. « I didn’t expect to come in this place ». Nous non plus. Ulmer attrape sa vieille guitare, rafistolée au gros scotch sur la caisse, le pied lance un tempo sec au sol. Bienvenue dans les bayous et les sous-bois, dans la mélancolie de la vieille école, celle qui lancine des refrains humides. L’harmonica est là dès la fin du premier couplet. « I was down to your town »… Un sourire, le pied, plus fort au sol. « There was happiness, uhmm ».

La guitare s’élève dès le second thème, les basses suggèrent un duo éphémère. Ulmer fait le gamin au milieu de ses couplets mélancoliques, s’illumine à la fin d’une strophe, invoque, s’exclame. « Comin’ out in the daylight ! » Mezzo a déjà crayonné un guitariste assis contre un arbre, clope au bec, dans un sous bois. Et immédiatement, il encre. Ulmer se promène sur son thème. Ne chante plus. A-t-il vraiment 86 ans, ce guitariste qui gesticule ? Ses jambes semblent vouloir échapper à la position assise. Le boogie résonne telle une souche sèche qui s’effiloche sous les doigts effilés du grand-père. « I got to go, come on baby. » Le guitariste de papier est encré.

Ulmer revient au calme sous les applaudissements, des gémissements lancinants dans la guitare. Un tube sur le petit doigt, le thème devient difficile à suivre. Une femme adossée à un arbre est apparue dans le dos du jeune guitariste de papier. « You’ comin’ too late young lady … » La fille debout a une clope au bec, elle aussi. Ulmer déroule son histoire triste.

Boudeuse

Puis, il saccade et, entraînant la salle, part en voyage. « I got to the last mountain down the hill … » Il a conquis, mais ce n’est pas suffisant. Démonstration de jeunesse, Ulmer retourne sa guitare, la coince à l’envers derrière sa tête, fichée sur ses épaules. Un solo sous les vivats. « I’m old, old but one day I knew this alley, oh baby… » La guitare est encrée, Mezzo s’attarde sur l’ombre des troncs oscillants projetées par les arbres du décor, le guitariste a les pieds dans l’eau. Voix invocatrice soudaine, Ulmer coupe un motif et s’enfonce dans les basses, les martyrise un peu, frappe sur la caisse pour rebondir et quitter cette sombre descente, puis conclut son septième titre. Mezzo a achevé son dessin.

Mélancolique, une ballade songe au retour. « But some day, girl, I’m comin after you. Oh don’t wake up, girl. » Mezzo griffonne la silhouette d’une jeune noire. Qui clope, toujours. Bloqué sur un accord caillouteux, Ulmer répète un « sometimes » à l’envi. La fille est boudeuse, les bras croisés sur un chemisier à fleurs grossières. Deux morceaux plus tard, une porte est apparue devant laquelle elle se campe. Dans l’entrebâillement on aperçoit, au-dehors, la silhouette noircie d’un homme. De dos, il s’en va traînant par le manche sa guitare dans la poussière. La jeune femme est enceinte sous son tablier.

Le vieux guitariste esquisse des pas de danse en guise de clôture, guilleret, insatiable. On vient lui enlever sa guitare des mains après le second rappel. Le théâtre est debout. Au moment du finale, j’ai cru entendre la guitare chanter. Après tout, la première fois que Jagger a entendu jouer Robert Johnson, il a demandé qui était le second guitariste qui l’accompagnait. Peut être les vieux bluesmen amènent-ils le diable jusque sur scène ? Qui sait.


Jean-Michel Dupont, le scénariste de Love in Vain, a entendu pour la première fois « Kingfish » chanter il y a deux ans au Red’s Lounge, un des derniers juke joints de Clarksdale. Déjà, à 14 ans, le môme l’avait marqué. Il n’empêche, après un tel triomphe du vieux patriarche, comment allait-il rebondir ? Avec ses sept décennies de moins et une salle déjà un peu assoupie, rassasiée par une heure et demie de concert, je n’étais plus très confiant pour lui. J’avais tort.

Syncrétisme

Aux premiers accords, un cri dans la salle. Une exclamation impromptu, teinte en rouge par l’émotion, s’est échappée dans un souffle court. Les premières mesures ont violemment rappelé à la salle que le blues a traversé le siècle, qu’il s’y est fait malaxer, modeler, oublier, déserter. Son retour sous les doigts du jeune guitariste est électrifié et à l’aune des illustres qui l’ont précédé. J.-M. Dupont m’avait affirmé percevoir des accents hendrixiens dans le jeu du jeune virtuose. Prenons le risque de le suivre dans cette assertion. Après l’humidité et la rocaille d’Ulmer, c’est une déferlante qui nous a tous ensevelis ; une vague aux accents soul revendiqués, car immédiatement Kingfish ajoute sa voix à l’avalanche d’accords.

Christone « Kingfish » Ingram trio © A. Lambert

Tout a changé. Trois générations de recherche musicale se rencontrent sur scène. Kingfish maîtrise parfaitement les grilles des standard des pères fondateurs. Johnson, Elmore James ou Muddy Waters se rappellent régulièrement à l’auditoire. Mais c’est enfouis sous la vague de l’électro blues de B.B. King et Albert Collins qu’ils reposent. Après eux encore, c’est le blues rock des grandes idoles, Stevie Ray Vaughan, Steve Mariott ou Prince, qui apparaît sur scène.

Le son est saturé, le jeune virtuose omniprésent, son batteur et son bassiste à l’écoute de ses démarrages en solo intempestifs. La batterie s’éclipse en une mesure pour laisser la guitare chercher une échappatoire, la basse se veut rassurante et paternelle, parfois provocatrice de syncopes, toujours amicale. Mezzo s’est adapté. Depuis le premier morceau, il file des filles en folie qui déboulent sur une piste de danse en virevoltant. A l’extrémité de la salle et de la feuille de papier, le bluesman en lâche sa guitare et, face à une telle charge, l’instrument abandonné sur les cuisses, lève les bras en l’air et se prépare au choc.

Adolescent

Kingfish régalera une belle heure de concert envahissant, avec un jeu toujours propre, une voix étonnamment soul et des solos récurrents. Déjà rompu au contact avec le public, c’est assis sur le bord de la scène qu’il provoque à coup de grandes mimiques les photographes du premier rang. L’adolescent resurgit lorsqu’il s’allonge pour achever un tonitruant solo, la guitare rejetée à bout de bras, fait gémir un « thank you » au manche de sa guitare en réponse à une salve d’applaudissements, ou attaque ses cordes avec les dents pour tenir deux accords pendant une bonne minute.

Au-delà de ces signes spontanés de jeunesse, Kingfish délivre une prestation chaude, ocre comme sa terre natale. Il rappelle que le blues a une histoire, et que sa génération s’en empare farouchement. Le passage de relais s’est fait sous nos yeux, qu’il faut garder braqués vers ce petit État arrosé du Sud des États-Unis où la relève semble prête. Même si on ne vend plus son âme au diable aux crossroads dans le Delta, la région continue à délivrer des guitaristes prodiges.