Scènes

Claude Tchamitchian Sextet au Studio de l’Ermitage

Le sextet du contrebassiste présentait son nouvel album, Traces, paru en avril 2016.


L’année 2016 marque le centenaire des « événements » d’Arménie, de la violente répression et des massacres qu’ont subi le peuple arménien au début du vingtième siècle, du génocide. Aussi lorsque Claude Tchamitchian monte sur scène à l’ouverture du concert, il l’annonce tout de go : il a peur du morbide de telles célébrations. La filiation entre ses origines et sa musique ne s’est pas imposée comme une évidence au cours de sa carrière artistique. Pour un album de commémorations classiques, on repassera.

Le devoir de mémoire qui a guidé l’écriture de l’album se devait alors de « célébrer la vie, et l’échec de l’annihilation des peuples et cultures ». Avec un grand père stambouliote, la vie dans la Normandie natale du contrebassiste était pourtant irréductiblement marquée par ses origines immigrées. Il y a les détails conte-t-il, qui font que le quotidien n’est pas tout à fait comme chez les copains. Ainsi du lait, dont la grand mère fait de la crème de rose en lieu et place du beurre des autres foyers. Première trace.

Claude Tchamitchian et François Corneloup. © Laurent Poiget

Ils sont six debout ce soir-là, et en présentent six, de Traces, sur la scène du Studio de l’Ermitage. Le Claude Tchamitchian Sextet s’est formé il y a un an à Marseille et Traces est son premier album. Le contrebassiste s’entoure de virtuoses, dont certains amis de longue date – François Corneloup aux sax, Philippe Deschepper à la guitare électrique et Christophe Marguet à la batterie. Géraldine Keller au chant et Daniel Erdmann aux sax complètent le sextet.

La puissance évocatrice de la route, cette route foulée il y a des générations, est une signature déterminante de l’album. Les traces, se suivant, forment un sillage que l’on est invité à emprunter, humblement. Il est facile de s’inventer des histoires, tant les narrations sont fortes et renouvelées. De “Poussières d’Anatolie” aux “Cieux d’Erzeroum”, Traces compose six longs récits, qui se déploient peu à peu. Dès l’ouverture nerveuse, aux saxophones omniprésents répond la voix qui s’appuie régulièrement sur des extraits du roman Seuils, de Krikor Bélédian, (Editions Parenthèses), ouvrage qui a marqué le compositeur au moment de l’écriture de Traces. Le sextet brosse donc des portraits enlevés, qui prennent parfois pour titre des protagonistes du livre de Bélédian. Ainsi de “Vergine”, dont les temps arrondis et les notes étirées de l’ouverture évoquent un personnage qui se lève lentement. La clarté des sax qui accompagnent cette entrée est saisissante. Ou d’“Antika”, où le jeu du sextet se fond avec la violence dramatique qui frappe la protagoniste, jeune fille sans âge condamnée à l’errance.

Philippe Deschepper. © Laurent Poiget

Traces témoigne que l’exil est partout, intérieur aussi, ressenti, et s’impose comme un projet pour poser la question du où et du soi. D’où suis je ? Tchamitchian répond par un album-photos sonore, qui résonne sévèrement dans le contexte politique contemporain de fermeture des frontières européennes et nationales. « L’étranger est un ami qu’on ne connaît pas encore », abonde vigoureusement le musicien en notant que ses grands-parents n’auraient pas passé la frontière de nos jours.

Le disque est diffusé sur le label Emouvance, créé il y a plus de vingt ans par Claude Tchamitchian qui produit par ailleurs les albums du Lousadzak, que l’on traduit en français par « Puits de lumière ». Les traces ici mises à jour y mènent définitivement. A la lumière.