Scènes

Collision Collective, deuxième étape (Tours)

Capsul Collectif accueillait les 13 et 14 février la seconde étape de l’itinérance du projet Collision Collective.


Qu’est ce qu’un collectif ? Le pari de Collision Collective semble être, en une malicieuse pirouette, d’avoir créé un méta-collectif pour y répondre. A Rouen, Tours, Nantes, Lyon et en région parisienne, des collectifs de musiciens décloisonnent les genres pour ne conserver comme structure commune que la pratique de l’improvisation.

Les membres tourangeaux de Capsul Collectif ont décliné la seconde étape de Collision Collective en six concerts, ces 13 et 14 février 2015. Avec en guise d’invités surprise The Bridge, venus à point nommé témoigner de la richesse de leur création itinérante, dans un projet qui transcende les catégories musicales. L’occasion de se demander pourquoi et comment se constituent ces collectifs, qui rejettent une certaine esthétique musicale et fuient la labellisation.

Aux fondations américaines.

Lors de la table ronde du samedi 14 février, Khari B, membre de The Bridge, au sein duquel il pratique le « spoken word », revenait sur l’histoire de l’Association for Advancement of Creative Musicians (AACM), dont il est l’actuel président. L’AACM, c’est un petit peu le grand frère américain des initiatives contemporaines de collectifs de musiciens qui foisonnent de ce côté de l’Atlantique. Fondée en 1965 par cinq musiciens à l’initiative du pianiste Muhal Richard Abrams, ils « se sont réunis simplement parce qu’ils s’interrogeaient sur le chemin à emprunter pour faire de la musique comme ils le souhaitaient. L’industrie musicale fonctionnait déjà sur le même schéma il y a 50 ans, et nous voulions être libres de nos mouvements », explique Khari B.

« Nous cherchions à exprimer librement notre son et à en faire notre vie. Nous avions peur des étiquettes, la musique n’est pas faite pour ça. » L’AACM attire vite des musiciens désireux d’explorer d’autres voies d’écriture, de composition et de diffusion. « Nous avons créé un incubateur, un espace sans perspective de label. Cela a conduit à ce qu’on nous qualifie d’avant-garde, parce qu’il fallait bien nous mettre quelque part ! », témoigne le musicien.

Alexandre Pierrepont Photo © Michael Parque

The Bridge, le grand échiquier.

Invité surprise, The Bridge eut donc l’honneur d’ouvrir la Collision Collective de Tours. Alexandre Pierrepont, l’initiateur de ce réseau transatlantique pour le jazz et les musiques créatives, s’amusait ce soir-là à présenter les musiciens comme des pièces sur un jeu d’échecs. La septième mouture de The Bridge associait ce soir là cinq musiciens. Frédéric Bargeon-Briet, le Roi, à la contrebasse avait été chargé par Alexandre Pierrepont d’en réunir les membres. Khari B le chanteur poète de « spoken word », était Reine sur scène ce soir-là. Le tromboniste Jeb Bishop tenait lui le rôle de la « Tour » (en anglais : Bishop !), au centre de la formation, taiseux en coulisses et solide dans son jeu. Le Cavalier, mouvements imprévisibles et positions d’improvisation extrêmes, c’est Guillaume Orti aux saxophones. Et à la flûte, à la voix et aux objets, Magic Malik, virtuose tranquille, tenait le rôle du Fou. Il manquait ce soir Tyshawn Sorey, le batteur dont Frédéric Bargeon-Briet vante le génie, reparti remplir ses obligations pédagogiques à l’université de Columbia.

Pendant l’intro, tout en bruitages aquatiques, on entend brièvement une voix dans le saxophone. Une heure durant, la contrebasse parfois sévère guide le récit, tandis qu’à ses côtés l’exigence de recherche sonore de Guillaume Orti n’a d’égales que ses positions renversées. Le trombone, réjoui, le rejoint souvent, toujours discret, jamais timide.

Tout à son personnage de Fou, Magic Malik dévoile une gamme de percussions qui fait appel aux objets les plus incongrus, à commencer par sa fiasque à whisky. Il viendra plus tard gratter un archet sur le bas de la contrebasse. Ce n’est pas une petite provocation, juste une proposition. Comme un mantra, Khari B « I’m only here to help you see » scande et psalmodie longuement l’histoire du drame d’une jeune femme violentée, ayant perdu ses protecteurs. « On the power of the powerless », tonne-t-il.

Le jeu aura duré une petite heure, d’une traite, et on constate avec satisfaction que les musiciens ne prennent pas le spectateur pour un consommateur. Khari B insistera le lendemain, lors de la conférence, sur l’importance de ne pas être condescendant avec son public, de ne pas l’habituer au son qu’elle va entendre, mais de l’inciter à s’y ouvrir, à s’épanouir à son écoute. Quitte à ne pas l’aimer, du moment que la musique libère aussi la parole chez l’auditeur.

Gran’Capsul, comme un air de manif sauvage.

Si Collision Collective est un méta-collectif, alors comment définir Gran Capsul, formation éphémère réunissant plusieurs groupes de Tours à géométrie variable ? Les concepts traditionnels de groupe et de collectif n’ont plus vraiment cours ici ; ils sont dépassés pour qualifier l’expérience - la sémantique a ses limites ! Il faut reconnaître à ses membres une certaine lucidité dans le choix du nom de cette itinérance : ce qui se passe sur scène ce soir-là est résolument de l’ordre de la collision.

Gran Capsul est en effet une « grande » formation puisque ses membres sont au nombre de onze. « Et ça fait beaucoup », reconnaissent-ils joyeusement. C’était d’ailleurs, ce 13 février, la première publique de cet onzetet. Avant de quitter la loge, Nicolas Le Moullec, bassiste et compositeur de la plupart des titres avec Antoine Hefti (percussions) rappelait le comportement à adopter en entrant sur scène : « On y va tranquille, et quand on est en place on lâche les chevaux, d’accord ? ». C’est donc une vraie cavalcade qui déboule en ordre dispersé dès le premier titre sur les spectateurs du Petit Faucheux. Et si l’on perd parfois certains instruments au passage, l’ensemble en demeure réjouissant.

Gran Capsul, c’est massif, on dirait une manif’ ! Sur scène, certains sont exaltés, et Antoine Hefti sourit sans cesse, sauf lorsqu’il s’agit de lancer une transition avec force gestes à l’intention d’une partie de la troupe. Le tromboniste Thomas Cormier et le sax alto Gwen Lebars apportent un excellent équilibre dans les cuivres.

« Estivale », morceau lumineux démarrant sur un soupçon de funk, est certainement ce qui tient le plus solidement dans les titres présentés ce soir. Le “Grand Cirque”, avec ses multiples modules éclatés, prend la suite sous forme d’une ode à la diversité des sensibilités présentes au sein du Gran Capsul. Tout au long du concert Étienne Ziemniak, en transe en fond de scène, attaquera frénétiquement ses caisses et cymbales, omniprésent. On retrouvera la même présence en miniature au regard de l’espace et de l’heure le lendemain lors de la petite forme aux Colettes avec The Bridge.

La question du lieu – Les Colettes.

Avec Les Colettes se pose la question du lieu, chevillée à tout projet collectif. Alexandre Pierrepont a fait remarquer pendant la conférence que l’indépendance du lieu est un facteur indispensable de l’« incubation musicale ». Faisant le lien avec de nombreuses histoires de luttes de musiciens pour pouvoir faire vivre leur son comme ils l’entendaient, il rappelle combien cette question est politique.

L’histoire tourangelle des Colettes, le bar associatif qui hébergeait trois concerts de Collision Collective, résonne fortement avec cette préoccupation. La Collision y a été lancée le vendredi avec le trio très rock de Syntax Error, membres du collectif des Vibrants Défricheurs de Rouen. Alors que le bar allait fermer, après avoir assumé pendant un siècle son rôle de comptoir sur les bords de Loire, en 2014 une mobilisation militante a permis de réunir les fonds nécessaires pour le racheter et en faire « une extension de la rue », pour citer Yohann, un des animateurs de l’association. Depuis, le bar héberge des projets politiques et artistiques, des comités de soutien à la toute proche Zone à Défendre de Notre-Dame des Landes, jusqu’aux concerts de la Collision Collective.

C’est donc une « petite forme » du matin, ce samedi, qu’accueille le vieux troquet. La soirée de la veille a été longue… L’échauffement de la contrebasse et du saxophone tarde à réveiller le petit public qui se rassemble. Bargeon-Briet s’est saisi de son archet, Orti abandonne ses cuivres pour jouer des balais sur une caisse claire. L’ambiance est telle qu’il en vient à souhaiter deux dimanches par semaine. Un moment ouaté ; les gens sont doux au comptoir, et à part le son, tout est mou. Malik est très présent mélodiquement tandis qu’Orti et Bishop allongent les basses de la ballade du réveil. Quand soudain les deux cuivres se réveillent, débraillés, le texte de Khari B se rappelle au public, toujours aussi plein de souvenirs de l’esclavage. Un duo virtuose Bargeon-Briet / Malik sur son poème sera l’acmé de cette petite forme, qui clôture la tournée de The Bridge, septième du nom. « Remember Muhammed Ali as an example of strengh, resistance and braveness », conclura-t-on avec lui. Invités à une jam, Ziemniak et Hefti rejoignent les musiciens de The Bridge. Dernier invité, Benjamin, membre de Capsul, mènera au saxophone un superbe dialogue avec Guillaume Orti. Décidément dans les collectifs, il y a de la place pour tout le monde.

Abolir les frontières

Le samedi soir, conclusion de la seconde étape de la Collision Collective, faisait la part belle aux trois collectifs extérieurs invités. Les Colettes accueillaient en début de soirée Skulltone, membres de Coax, collectif de musiciens franciliens. Là encore le maître mot est le dépassement des frontières esthétiques, et le son très noise électrique du duo le rappelle immédiatement. Le soir, de retour au Petit Faucheux, Le Migou, sextet membre du Grolektif lyonnais, et les Nantais de 1band4acrew complètent l’affiche. Le pari de l’éclectisme musical est tenu : entre les compositions calmes et un peu sages du Migou, sextet de « blues de chambre », et la déferlante punk, rock et électro de 1band4acrew, le grand écart est assumé.

Du côté du Migou le calme est de mise, et c’est le blues et la musique traditionnelle américaine qu’explorent les compositions de Thibaut Fontana. La trompettiste Emmanuelle Legros se démarque régulièrement avec un son tout en souplesse. Quand aux attaques sonores de 1band4acrew, elles confirment que ce collectif défend une conception très élargie du jazz. En plus d’un jeu très punk et électro, et d’un son très agressif, saturé, le groupe propose une mise en images originale : la dessinatrice Clémence Bourdeau travaille en direct sur une tablette graphique et le résultat est projeté sur écran en fond de scène. Les personnages au physique de lutins se multiplient dans un environnement oppressant qui semble tout droit sorti de rêveries enfantines.

Le symptôme musical

Quelle est, en définitive, la traduction musicale de ces choix de création collective ? Et « qu’est ce que ça change ? ». Jean Aussanaire, membre fondateur de [l’Arfi] à Lyon, répond posément : « Un son. Une façon de travailler collectivement. Une réalité où le contenu n’est pas conditionné par le contenant, mais l’inverse. »

« We are people who want to push what was already done, and go far beyond », insistait Khari B. Plus loin, beaucoup plus loin que ce qui a déjà été fait…

Le projet de collectif est né du refus de concevoir le musicien comme un produit, de se laisser imposer ce qui est à jouer, sans l’aval du musicien et du public. Il répond à un vœu de libre diffusion et d’autonomie des musiciens. Depuis les passerelles jetées avec le black power des années 1960, l’idée de justice irrigue les projets de création collective. Deux lignes directrices s’y déclinent, tant politiques que musicales : l’autodétermination et l’autogestion. Ce samedi à Tours, on citait à l’envi Duke Ellington, dont les paroles résonnent avec les projets de la Collision Collective : « Jazz means simply the freedom of taking multiple forms ».