Scènes

Concours international de piano jazz Martial Solal

Pour le représentant de Citizen Jazz, c’est un usurpateur hongrois qui a eu raison d’un génie arménien dans la finale du concours international de piano jazz Martial Solal de la ville de Paris…


Finale du Concours international de piano Jazz Martial Solal de la ville de Paris.
Radio France. Salle Olivier Messiaen. Samedi 30 septembre 2006
Martial Solal est un musicien dont le génie « dépasse de loin les frontières de l’Europe et du Jazz » comme le dit le Dictionnaire du Jazz [1]. C’est pourquoi il a l’honneur, de son vivant, de présider tous les quatre ans le Concours international de piano Jazz de la ville de Paris qui porte son nom. Après son lancement en 1989, la manifestation s’est désormais stabilisée. Citizen Jazz avait assisté à l’’édition 1998 (vainqueur Antonio Farao) puis 2002 (vainqueur Baptiste Trotignon) ; voici à présent le compte rendu de l’édition 2006.

Chaque concurrent devait jouer une composition en solo, le « Mythe décisif » de Martial Solal avec son NewDecaband, puis un standard à choisir dans une liste définie par le jury, en trio avec François Moutin à la contrebasse et Louis Moutin à la batterie - c’est-à-dire les deux accompagnateurs actuels de Martial Solal lorsqu’il joue en trio - avant de conclure par une improvisation en solo. Le jury, présidé par Martial Solal, comptait neuf membres dont trois non pianistes. Un jury de piano classique ne comporte que des pianistes. Il est logique d’être jugé par ses pairs. Première critique. Deuxième critique, pas de Prix de la critique ni de Prix du public. A l’applaudimètre, ni l’une ni l’autre n’auraient décerné les mêmes prix que le jury. A l’issue des deux épreuves de sélection, six candidats demeuraient en lice.

Premier finaliste : Max Wax (RFA)
Solo technique, froid, swing mécanique.
Avec l’orchestre, il a un peu de mal à tenir le rôle de Solal en duo avec le trompettiste Eric Le Lann. Il est vrai que ce dernier joue dans le grand orchestre de Solal depuis 1981. Il réussit un joli duo avec le batteur et parvient enfin à émouvoir un peu. Poussé par les frères Moutin, il swingue enfin avec grâce, légereté, fluidité. Pour finir, une petite improvisation en solo avec une citation de Caravan, thème décidément inépuisable.

Deuxième finaliste : Tigran Hamasyan (Arménie)
Arrivé troisième en 2002, pour ses 15 ans. A l’époque, il avait déjà joué en duo sur scène avec Chick Corea. C’est mon favori pour cette année. A 19 ans, il vient de remporter le 1er prix du Concours Thelonious Monk aux Etats Unis (jury présidé par Herbie Hancock).
Il commence par sa composition « Fantasmagorical Journey ». Ça démarre tout doucement, à la main gauche. Et tout de suite le piano s’envole. Le contrebassiste du Newdecaband hoche la tête en mesure. Tigran entre dans le piano, fait corps avec lui, chantonne comme Keith Jarrett ou Glenn Gould, défaut agaçant chez eux mais pas chez lui. C’est beau à en pleurer de joie. Sur le morceau avec orchestre, il réussit l’exploit de rendre facile une partition de Martial Solal. Solo de Claude Egéa à la trompette bouchée. En trio avec les frères Moutin, c’est What Is This Thing Called Love. François Moutin a déjà joué ce thème avec Tigran sur scène, au Duc des Lombards en décembre 2005 et sur l’album sorti en 2006. Ça joue ! Ça va vite tout en restant lisible. Reprises, relances, surprises, moments calmes… tout y est. Une fausse fin surprend le public. Un tonnerre d’applaudissements salue le trio. Pour finir, une improvisation en solo. Il met en place un climat impressionniste, chantonne encore, accélère peu à peu, rend la mélodie plus dansante, joyeuse et nostalgique à la fois. On sent chez lui ce sens de l’espace propre à l’école russe du piano.

Troisième finaliste : Robert Botos (Hongrie)
D’abord sa composition, « Violet ». Un homme aussi fort avec un toucher aussi délicat, c’est charmant. Son jeu est très romantique, très Mittel Europa.
Il joue bien « Mythe décisif », maîtrise l’orchestre mais manifeste moins de joie, moins d’intérêt pour la partition que Tigran. Mais beau duo avec le batteur aux balais. En trio, il joue lui aussi What Is This Thing Called Love. Techniquement, c’est irréprochable. Emotionnellement, ça ne fait ni chaud ni froid. Sur l’improvisation, il est le premier à jouer du piano préparé. Il trouve ainsi un son de cymbalum, écho du pays natal. Il fait aussi un peu de percussions avec le piano, puis en joue. Il finit en revenant aux cordes et au corps du piano. La boucle est bouclée.

Quatrième finaliste : Paul Lay (France)
Sa composition se nomme « Andbar ». Une ballade tout en douceur, en toucher. L’école française du piano ressort (Debussy, Satie). Sa musique respire bien. Il ne cherche pas à faire étalage de notes mais il glisse quelques notes d’acidité dans son discours. Avec l’orchestre, il s’en tire très bien. Sa jambe droite oscille au rythme de la musique. En trio sur Here Is That Rainy Day, ça scintille mais ne décolle pas. Pour son improvisation, il se met à cogner le piano comme pour le tester. Sa main droite est plaquée sur les touches, alors que sa main gauche frappe. On est proche de la musique contemporaine, loin du swing et du blues. Il cherche des sons nouveaux, pas forcément agréables à l’oreille. Il obtient un effet de ruissellement en travaillant sur l’aigu.

Cinquième finaliste : Daniel Szabo (Hongrie)
Sa composition se nomme « Returning Dream ». Encore un romantique Mittel Europa ! Sous influence de Keith Jarrett bien entendu. On ne soulignera jamais assez l’influence pernicieuse et délétère de Jarrett sur les jeunes pianistes, cette tendance à jouer joli et ennuyeux à la fois… Avec l’orchestre, la version de « Mythe décisif » est techniquement irréprochable mais sans émotion, sans présence. En trio avec les frères Moutin, I Hear A Rhapsody est impeccable et ennuyeux. Sur l’improvisation, il se lâche enfin. Il travaille les cordes dans l’instrument et les fait swinguer. C’est court mais dense.

Sixième finaliste : Dan Topfer (France/USA)
Sa composition se nomme « Oxygène ». C’est frais, aérien comme le titre l’indique. Beau décalage rythmique des mains. Mais après un bon départ, il devient lourd et ennuyeux. Avec l’orchestre, il fait un superbe duo avec un Eric Le Lann en grande forme (troublant et déchirant à la fois). Dès que Thomas Grimmonprez s’empare des balais pour un duo, c’est magique. Ça a fonctionné avec les six pianistes de la soirée. Il joue en trio Never Let Me Go avec retenue, émotion, maîtrise. Il est le seul finaliste à s’adresser au public pour dédier cette interprétation à Shirley Horn. Sur son improvisation, l’influence de Martial Solal est sensible. Il est vrai qu’il a pris des cours avec lui. Il trouve le swing, se balance en chantonnant et en battant du pied. C’est charmant.

Concert des lauréats. 1er octobre 2006. Maison de Radio France. Salle Olivier Messiaen.

Dans son discours, Mme Anne Hidalgo, Première adjointe au Maire de Paris souligne que Paris est une ville d’accueil pour les jeunes talents artistiques. « Cela va sans dire mais cela va mieux en le disant. » (Talleyrand).

Solal explique ensuite que l’improvisation consiste à raconter ce qu’on a dans la tête, dans un désordre qui a l’air d’être de l’ordre. Le palmarès est annoncé à la quasi-unanimité après de longues palabres (sic). Le jugement a porté sur les trois épreuves de la semaine. Une trentaine de pays étaient représentés. Quarante-huit candidats ont été sélectionnés sur plus de cent. Vingt-et-un ont été retenus après la première épreuve. Six demeurent après la deuxième. Exclusivement des hommes, blancs, européens (sauf l’Arménien Tigran Hamasyan). Le jury était composé de six pianistes dont son président Martial Solal, deux saxophonistes Jean-Louis Chautemps et François Théberge, et un historien du jazz Philippe Carles

Le quatrième lauréat est Dan Topfer (France/USA) qui méritait d’être troisième. Il commence en solo par une ballade très marquée par l’impressionisme français (Debussy, Satie) ; Les frères Moutin le rejoignent pour « Anthropology ». Le swing du piano devient clair et scintillant. Louis Moutin ne devient souple dans son jeu que quand il se sert de ses mains sur les tambours.

Le troisième lauréat est Robert Botos (Hongrie). Il méritait d’être deuxième. Un homme à suivre. En solo, il commence par un blues et joue comme s’il sortait du Minton’s à trois heures du matin. Puis il accélère et ça sonne furieusement be bop. Il joue mieux que la veille, peut-être libéré de la pression du concours. Les frères Moutin le rejoignent pour jouer « Les feuilles mortes » (« Autumn Leaves » pour les anglophones) sur un tempo rapide et c’est excellent. Il se prend pour Herbie Hancock dans le dernier quartet acoustique de Miles Davis et n’est pas loin d’y arriver. Il conclut en solo avant que les jumeaux ne le rejoignent et que le son ne devienne oriental. Impeccable.

Le deuxième lauréat est Tigran Hamasyan (Arménie). C’est un scandale ! Seul le jury ne s’est pas aperçu qu’il avait remporté le premier prix haut la main. Heureusement, il a déjà gagné aux USA le prix Thelonious Monk qui est à la fois plus prestigieux et plus rémunérateur. De toute façon, ce garçon est fuoriclasse comme disent les Italiens. Il commence avec les frères Moutin. Ils sont heureux de se retrouver. Cela se voit et cela s’entend. Il mélodise sur In Walked Bud de Monk. Ce n’est plus de la musique, c’est de la magie. Il adoucit, harmonise, arrondit. Il part de Monk pour arriver là où il en a envie, et tout le monde le suit. Changements de rythme, breaks de batterie, solo de contrebasse, variation d’effets, tout l’esprit du jazz est là. Et une fin surprise dont Hamasyan a le secret. Toujours en trio, il reprend What Is This Thing Called Love ?. Ça tourne vite et bien. Quelle joie ! Et quelle complicité ! Comme s’ils jouaient ensemble depuis des années.

Le premier lauréat, l’« usurpateur hongrois », qui ne méritait selon nous pas plus que la quatrième place, Gabriel Szabo commence en solo par une sorte de cavalcade très impressionnante techniquement mais sans émotion. Il joue ensuite un standard avec les frères Moutin. Sa technique pianistique est décidément impressionnante mais il n’a ni le lyrisme ni le charisme de Tigran Hamasyan ou Robert Botos. Qu’il joue donc du classique ! D’ailleurs, le public ne s’y trompe pas. Ses solos sont beaucoup moins applaudis que ceux de ses rivaux.

En conclusion de ce festival, pour ceux qui n’auraient pas encore eu la chance de l’entendre sur scène, Hamasyan sera en concert en France au « Paris Jazz Festival » (parc Floral de Vincennes) le 24 juin et à « Jazz à Vienne » le 6 juillet 2007. C’est LE pianiste de jazz des trente prochaines années ! Robert Botos est lui aussi à suivre. Quant au vainqueur, Gabriel Szabo, prions Erato, muse de la Musique, pour qu’il aille jouer autre chose que du Jazz…