Entretien

Craig Taborn et la méta-anarchie

Discussion avec le pianiste au sujet de son parcours et de l’interaction

Il y a quelques années que l’on entend Craig Taborn dans les formations de Tim Berne, et plus récemment avec son trio. À chaque fois pour y découvrir un pianiste majeur de notre époque, en phase avec l’actualité.

Craig Taborn © H. Collon/Objectif Jazz

- Te rappelles-tu de la première musique que tu aies entendue ?

Hmm… Je me rappelle qu’à la maison mon père jouait du piano et chantait du blues, du rhythm’n’blues comme Ray Charles, Les McCann et aussi Santana. Mes parents écoutaient Horace Silver, Herbie Mann, Ray Charles, les Jackson 5, Donny Hathaway et je me rappelle avoir beaucoup entendu les Carpenters.

- Comment as-tu débuté dans la musique ? J’ai lu que tu avais grandi dans le Minesota avec Dave King et Reid Anderson.

Il y avait toujours de la musique à la maison et mon père jouait d’oreille blues et jazz. Il y a toujours eu un piano chez nous, une guitare, des bongos ; donc j’ai eu accès à ces instruments durant toute mon enfance. Mais j’ai commencé à en jouer vers onze ou douze ans. Dave et Reid vivaient dans le voisinage. Dave et moi jouions ensemble dans des petits groupes pour de fêtes dès l’âge de douze ou treize ans. j’ai rencontré Reid peu de temps après, vers quatorze ans. Nous avons tous joué dans des groupes du quartier, des tas de musiques différentes, et progressivement, nous avons partagé un intérêt commun pour le jazz et les musiques créatives, ce qui nous a rapprochés (beaucoup de nos amis étaient plus intéressés par le rock, et nous aussi, mais peu se tournaient vers le jazz à cet âge.

- Tu es impliqué dans une longue coopération avec Tim Berne et fais partie de plusieurs de ses groupes, comme Science Friction ou Hard Cell. J’imagine qu’il y a de fortes affinités entre vous ?

Oui. J’ai pour la première entendu Tim Berne au début des années quatre-vingts quand j’étais adolescent. Il a réuni un quintet au Walker Art Center de Minneapolis, avec Herb Robertson, Hank Roberts, Mark Dresser et Joey Baron. Ils m’ont fait très forte impression et m’ont beaucoup influencé. Donc, quinze ans plus tard, quand j’ai commencé à jouer avec Tim, je me suis senti des affinités avec presque tout ce qu’il faisait, en ayant également intégré la notion d’individualité et d’innovation. De ce fait, je n’ai pas abordé sa musique en essayant de recréer une musique que je l’aurais déjà entendu jouer : j’ai compris que l’objectif était de faire autre chose.

- Eldorado trio avec Louis Sclavis & Tom Rainey… Je serais très curieux d’écouter ce groupe en concert…

Il y a de quoi !

toute musique est une recherche


- Est-il très différent, pour toi, de travailler avec tes propres groupes et avec les autres ensembles dont tu fais partie ?

Oui. La raison la plus évidente est que dans mes groupes, nous jouons mes compositions personnelles, que je ne joue pas dans autres formations. Donc j’ai davantage en tête le résultat final de ce que je propose. Mais une fois que nous jouons effectivement (après les répétitions) je redeviens un simple membre de l’orchestre. Les différentes contributions se valent une fois que la musique est sûre.

- Tu as tourné en Europe avec ton trio (Gerald Cleaver et Thomas Morgan). Je crois que tu connais Gerald depuis longtemps ?

C’est l’un des premiers musiciens que j’aie rencontrés quand je suis entré à l’Université d’Ann Arbor (Michigan). C’était lors d’une audition pour un cours d’interprétation collective ; il m’a raccompagné chez moi et nous sommes devenu amis puis partenaires en musique. C’était il y a vingt-deux ans ! J’ai joué dans plus de groupes avec Gerald qu’avec n’importe qui d’autre. Nos liens sont solides et profonds.

- Tu joues de différents claviers, comme l’orgue Hammond B3 ou le Fender Rhodes, avec des effets ; tu explores également l’électronique. Considères-tu cela comme de la recherche ou est-ce un moyen d’atteindre un objectif précis ?

Tout ce que je fais présuppose l’intention de marier recherche et précision. Mais je fonctionne sur le même mode exploratoire avec l’électronique et le piano. Selon moi, toute musique est une recherche de ce qu’on peut faire avec le son à un moment donné, et tout ce qui vise à produire de la musique consiste à explorer le champs de la créativité. Partant de là, la volonté d’obtenir quelque chose de « précis », de réaliser un objet préconçu… ce n’est pas ma méthode de travail, qui repose en grande partie sur l’improvisation. L’un des aspect de cette dernière est, par définition, que tout est conditionnel.

Craig Taborn © H. Collon/Objectif Jazz

- Comment l’improvisation (en musique) peut-elle influencer ta façon de vivre ? Ça peut être une forme de philosophie… Peux-tu nous expliquer ce que cette notion recouvre pour toi ?

La question n’est pas là ; l’improvisation est une philosophie. Ce n’est pas tant un modèle des différentes façons de vivre qu’une métaphore de la manière dont nous vivons déjà. Cette forme d’art est davantage une exploration du processus qu’une évaluation des résultats. Pour vivre, nous devons continuellement reprendre les choses que nous connaissons déjà en les réexaminant, en les réorganisant et en les réorientant afin de négocier en permanence l’évolution des circonstances. C’est déjà de l’improvisation. Bien sûr, il y a différentes façons de mener sa vie comme il y a différentes façons de pratiquer la musique (on peut essayer de prévoir toutes les éventualités, ou bien créer un contexte dont on possède déjà tous les outils, et ainsi faire face aux événements comme ils viennent, etc.). Dans une large mesure, les résultats dépendent du processus.

L’existence de multiples personnalités décidant spontanément ensemble ne déclenche pas de crise.


La pratique de l’improvisation peut nous apprendre à être plus conscients du flux constant des événements et à nous comporter vis-à-vis de cette dynamique. Lutter contre elle ou au contraire agir en harmonie avec elle, pour continuer à accomplir nos tâches et nous exprimer en ayant une influence sur la suite des événement. C’est la principale différence entre l’improvisation et les expériences plus aléatoires des compositeurs du milieu du siècle dernier. Très méfiants vis-à-vis de l’individualité, ne savaient pas répondre à ces questions tout restant maîtres de leur création. Sans « arbitre » désigné décidant pour les autres, tout devenait aléatoire. Le modèle « improvisationnel », qui provient de la tradition musicale afro-américaine, propose une vision du monde tout à fait différente. Le problème ci-dessus ne se pose plus. L’existence de multiples personnalités décidant spontanément ensemble ne déclenche pas de crise. Ça peut marcher, et généralement, ça marche tant que personne n’essaye de prendre le dessus. C’est cet aspect de l’improvisation qui se rapproche le plus du modèle philosophique, car il pose une forme de méta-anarchie - pas du tout anarchique. Ce sont le processus et le résultat qui constituent l’ordre ; on peut très bien travailler en groupe et poursuivre des objectifs communs en mariant l’intuition à l’intellect et laissant l’ego agir comme source d’initiative, mais sans écraser l’identité du groupe. Ce sont des questions très profondes qui exigent beaucoup de travail de la part de l’artiste. Un travail sur la musique et sur soi-même.

- Que penses-tu du jazz actuel ? Quelle direction pourrait-il prendre ?

Le jazz est ce qu’il est. Il se peut qu’il ait une façade publique et que certains sous-genres soient plus en vogue à un moment ou à un autre, avec des tendances plus visibles dans la presse. Mais en fin de compte, il y a autant de façon de jouer cette musique, et peut-être toutes les musiques, qu’il y a de musiciens ; et tout ce travail continuera, qu’il soit ou non en vogue. Les caprices du marché sont un peu trop mystérieux pour que j’y prête attention mais tout cela semble obéir à des cycles de quinze ans, donc si on ne se retrouve pas dans le jazz d’aujourd’hui, on est susceptible de trouver son bonheur dans les dix ans à venir. Il y a de l’espoir…
Je ne crois pas à l’évolution de la musique en termes linéaires - ni, donc, qu’il puisse y avoir une « direction ». Je la vois davantage comme un univers en expansion. Le monde du son est en perpétuel développement vers l’extérieur, dans toutes les dimensions temporelles et spatiales. Peu importe ce sur quoi on travaille : il faut juste continuer, et tous en bénéficieront. Mais cela ne saurait avoir la moindre incidence sur l’objet du travail. La plupart de gens savent bien ce qui les intéresse. La seule chose que je puisse dire sur les « tendances musicales », c’est que les gens devraient tous se comporter avec honnêteté et persévérance envers leurs centres d’intérêt, ne pas prêter attention aux tendances du marché, aux sous-tendances et à l’avis de je ne sais qui. On devrait simplement faire ce que l’on pense devoir faire. Il faut bien se connaître soi-même pour saisir ce que l’on souhaite vraiment.

Craig Taborn © H. Collon/Objectif Jazz

- Y a t-il des jeunes (ou moins jeunes) musiciens que tu aies découverts récemment (ou pas) et dont tu aimerais parler ?

Ils sont trop nombreux ! Il y a beaucoup de talent chez les jeunes, de nos jours, beaucoup de curiosité ; n’en nommer que quelques-uns reviendrait à desservir les autres. La plupart des choses intéressantes qui se font actuellement sont le fait de ces musiciens. C’est bien connu, mais ça ne retient pas l’attention des médias - qui sont en retard, comme d’habitude. Ça ne se trouve ni dans les magazines de jazz, ni dans les festivals. Il faut sortir, aller fouiller dans les petits magasins indépendants ou surfer sur le Web. Même on n’aime pas ça, vu le nombre de musiciens intéressants que je connais, on a de bonnes chances de dénicher des révélations !

- Quelle est ta plus forte émotion musicale ou artistique ?

Quelle question ! Je ne suis pas sûr de savoir ce qu’est que l’émotion artistique, surtout considérée comme distincte des autres formes d’émotion. Y a t-il des réactions affectives spécifiques à la musique ? C’est une idée intéressante. Selon mon expérience, la musique peut nous faire accéder à de nouvelles profondeurs psychologiques ou intellectuelles. Je ne sais pas si les émotions proviennent de la musique elle-même ou si elles sont révélées par elle. De plus, elles se situent au-delà du langage - c’est bien pour ça qu’on les exprime par la musique et l’art en général.

- Projets ? Tournées et concerts à venir ? Disques ?

Un disque en solo qui devrait paraître cette année. Après la tournée en trio avec Gerald Cleaver et Thomas Morgan, j’espère que nous pourrons enregistrer en 2011. dans l’immédiat, je vais travailler dans de nouvelles directions en musique électronique. J’ai beaucoup pratiqué en acoustique cette année et je ressens le besoin de me replonger dans le synthétique, le royaume de l’artificiel. Je ne sais pas du tout comment ça va se concrétiser, mais je vais y réfléchir…