Chronique

Dave Brubeck

Legacy of a Legend

Label / Distribution : Legacy

Dave Brubeck est un géant du jazz, une figure emblématique de l’histoire de cette musique dont, pourtant, nous avons très peu d‘archives visuelles, à l’exception des concerts de la BBC ; d’où l’intérêt du Dave Brubeck’s Own Sweet Way de Clint Eastwood, fan du pianiste et natif comme lui du Nord de la Californie, qui complétera la compilation pas superflue de chez Sony.

Se préparant à célébrer le 90ème anniversaire de Brubeck, né en décembre 1920, Sony Legacy publie donc un double CD de 21 titres enregistrés entre 1954 et 1970 chez Columbia : la sélection est l’œuvre du pianiste et le livret en partie rédigé par un de ses fils bien-aimés, Darius : on y retrouve ce qui a fait la fortune du quartet classique, à savoir les hits de l’époque, extraits du mémorable Time Out, devenu culte depuis [1] : « Take Five » « Blue Rondo à la Turk », mais aussi le formidable « Unsquare Dance » (sur Time Further Out, 1961), des reprises de « Jeepers Creepers » immortalisé par Armstrong, ainsi que de grands succès de la comédie musicale « Gone With the Wind » ou l’inoubliable « Somewhere » de Leonard Bernstein (West Side Story). Un seul inédit : « Three To Get Ready », un enregistrement réalisé du dernier concert de ce fameux Quartet en 1967 par la radio de Pittsburgh.

Est-il encore nécessaire de présenter Dave Brubeck, compositeur, arrangeur et pianiste ? Aux amateurs de jazz, sûrement pas ! Mais pour les jeunes générations, cette compilation a un côté pédagogique. Il est bon de connaître aussi ce qui s’est passé avant la révolution des « Seventies ». Cela dit, le « quartet classique » de Brubeck a été révélée au public français par Nougaro dès les années soixante avec de grands succès (« Le jazz et la java » en 1962, par exemple - d’après « Three to Get Ready », cf ci-dessus). Quant au « Blue Rondo a la Turk », le Toulousain le transforme en une course-poursuite haletante justement intitulée « A bout de souffle », en 1965.

Avant même l’emblématique Time Out, Dave Brubeck faisait la couverture de Time Magazine, le 8 novembre 1954, tant ses débuts chez Columbia avec Jazz Goes To College électrisaient le public par son sens inné du swing et de l’improvisation. Déjà, il se distinguait de la production courante avec le soutien de Paul Desmond, saxophoniste alto rencontré en 1951. Brubeck toucha ensuite le jackpot en 1959 avec le tube mondial « Take Five », composition de son alter ego Paul Desmond. L’alchimie entre les deux musiciens était réelle [2], mais la section rythmique n’est pas en reste : cet attelage de luxe, jusqu’en 1967, était constitué par Joe Morello, batteur reconnu par ses pairs, entré dans le quartet en 1956, alors que pour le contrebassiste Eugene Wright - plus discret mais efficace - , il faut attendre 1958 ! Une prodigieuse association est scellée, et l’accord est parfait entre les quatre musiciens. La compilation fait aussi place à de belles interventions en trio, à des performances vocales comme celle de Carmen McRae sur « My One Bad Habit » et de Louis Armstrong sur « Summer Song », extrait The Real Ambassadors (1961).

Les deux derniers titres du Live in Berlin de novembre 1970 avec le sax baryton Gerry Mulligan livrent des prises formidables de vitalité (« Out Of Nowhere », ou ce « St Louis Blues » qui était un des chevaux de bataille du pianiste). Son fils remarque que Mulligan et Brubeck jouaient avec d’autant plus de nerf qu’ils pouvaient à ce moment-là se sentir de la « vieille école » après les albums phares de Miles Davis (Bitches Brew par exemple) et ceux, non moins incandescents, de Coltrane (A Love Supreme).

Etant donné qu’en France, popularité n’est pas toujours synonyme de talent, on a parfois critiqué Brubeck pour ses succès phénoménaux et tenté de lui reprocher sa technique pianistique. Pourtant, il suffit d’écouter la « rêverie » intitulée « The Duke », merveilleux hommage au piano solo. Dave Brubeck avait étudié avec Darius Milhaud, exilé aux USA pendant la guerre, et appris de lui l’art de la fugue et du contrepoint. Il était aussi capable du meilleur post bop, enraciné dans le swing et le lyrisme. Il composait dans de drôles de métriques, en 5/4 et 9/4, inusitées dans le jazz d’alors, et les musicologues un peu bornés lui en ont tenu rigueur.

Charme, élégance, douceur et légèreté, fluidité - des qualités somme toute « féminines », dirait Alain Gerber - de son « frère de son » Paul Desmond faisaient le reste, Brubeck restant plus anguleux et rythmique dans son jeu. Car le délicieux Desmond, en héritier de Lester plus que de Charlie Parker, pourtant le modèle incontournable en ce temps-là, était imprégné du jeu des clarinettistes Benny Goodman et Artie Shaw ; de fait, il s’envolait dans les aigus. Il en résultait un son West Coast plus que « cool », l’influence de la musique classique et son esthétique tout en douceur et raffinement n’adoucissant pas pour autant la force d’attaque du pianiste et de la section rythmique : la musique tourne et virevolte, effervescente et brillante ! Dave Brubeck, ce fils de cow -boy (« Ode To A Cowboy »), homme d’affaires doué, témoignait déjà d’un solide appétit de vivre, d’un enthousiasme contagieux et d’un swing désarmant. Doué pour la vie et la composition, il a signé une des belles pages de l’histoire du jazz et son talent mérite d’être encore apprécié aujourd’hui. N’oublions jamais d’où vient le jazz : de certaines décennies particulièrement excitantes, où s’épanouissaient un large éventail de styles et de formidables musiciens.

par Sophie Chambon // Publié le 21 février 2011

[1Pourtant, en 1959, chez Columbia personne ne voulait de cet album, jugé « indansable » et affublé d’une reproduction de tableau abstrait sur la pochette !

[2Sur certaines photos, la ressemblance est même frappante. Ainsi, de la création du quartet jusqu’à bien après sa dissolution, en fait jusqu’à la mort de Desmond, en 1977, les deux hommes, frères opposés et pourtant inséparables, ont partagé une amitié indéfectible