Scènes

Jazzdor passe le quart de siècle

La 25ème édition du festival « Jazzdor » s’est ouverte le 4 novembre 2010 autour d’une programmation riche en grands noms : Aki Takase et Louis Sclavis, le Double Trio de Clarinettes et François Corneloup étaient notamment à l’affiche du week-end d’ouverture du festival strasbourgeois.


La 25ème édition du festival « Jazzdor » s’est ouverte le 4 novembre 2010 autour d’une programmation riche en grands noms : Aki Takase et Louis Sclavis, le Double Trio de Clarinettes et François Corneloup étaient notamment à l’affiche du week-end d’ouverture du festival strasbourgeois.

C’est dans les velours de la Cité de la Musique et de la Danse de Strasbourg, qu’Aki Takase et Louis Sclavis ouvrent la 25ème édition de Jazzdor [1]. La pianiste japonaise installée à Berlin, rodée à l’improvisation auprès de quelques-uns de plus grands éclaireurs de ces dernières années [2], déploie un jeu ponctué de séquences percussives, de tensions harmoniques et d’incursions répétées dans le registre le plus aigu de l’instrument. Sclavis alterne les interventions aux clarinettes basse et soprano. Devenu l’une des figures les plus médiatisées du jazz français, il est loué pour sa qualité de son, ses talents d’improvisateur, son sens mélodique. Sa musique, cependant, reste abîmée dans une virtuosité lisse et polie. Au fil du concert, Takase perd de sa puissance de feu initiale et le duo s’enfonce dans un propos dont la joliesse ne suffit pas à remplir le creux.

En deuxième partie de soirée, c’est Le Double trio de clarinettes (les Français Armand Angster, Jean-Marc Foltz et Sylvain Kassap pour Le Trio de Clarinettes ; les Allemands Gebbard Ullmann, Jürgen Kupke et Michael Thieke pour le Clarinet Trio) qui monte sur scène dans le cadre d’une création coproduite par Jazzdor. Utilisant tous les instruments de la famille, les six musiciens s’en donnent à cœur joie dans les dialogues et les affrontements comme cette confrontation entre les éructations de basses et un solo nerveux d’Ullmann. La musique virevolte, à l’image des musiciens qui changent de place ou arpentent parfois la scène. On pense à ces figures de chute libre où les parachutistes se rejoignent pour exécuter des motifs en formation serrée avant de s’écarter brusquement les uns des autres puis de s’arrimer à nouveau selon une nouvelle géométrie.

Le lendemain, dans les murs de la Médiathèque du centre de Strasbourg, François Corneloup illumine l’après-midi d’un solo de saxophone baryton. Sa musique est sincère. Il exploite toute la tessiture de l’instrument, explore ses vibrations profondes, joue sur les volumes et les résonances, s’attarde sur des phénomènes acoustiques. On entre par moment dans l’intimité de la relation entre l’homme et son saxophone : on entend les respirations, le cliquetis des clés. Corneloup navigue impeccablement entre montées en puissance et introspections, use avec parcimonie d’éclairs dissonants. Il improvise sur des thèmes d’Henri Texier et d’Hélène Labarrière, sur ses compositions propres, avance avec respect sur un très beau et mélancolique « Misterioso » de Monk, alterne shuffle et blues crépusculaire avant de clore sur un fandango.

L’après-midi se poursuit à l’Auditorium du Musée d’Art moderne et contemporain avec l’étonnant trio composé de Maya Homburger (violon), Barry Guy (contrebasse) et Lucas Niggli (batterie). Ce projet original superpose musique du XVIIè siècle et improvisation contemporaine. L’alliance ressemble a priori à celle de la carpe et du lapin. Le résultat est cependant confondant et certaines correspondances troublantes. La formation alterne les pièces baroques de Heinrich Biber ou Dario Castello et les compositions de Barry Guy. Le contrebassiste anglais prolixe et polymorphe, qui démontre un incroyable talent d’adaptation, d’écoute, d’à-propos, est capable de placer avec une fluidité déconcertante des accords de blues joués en vibrato au-dessus de quatre siècles de musique. Maya Homburger prouve qu’elle est une interprète exceptionnelle du répertoire baroque et Lucas Niggli un percussionniste virtuose.

Le soir, Jazzdor se déplace au quartier de la Meinau, dans la salle de Pôle Sud. Le saxophoniste Heinz Sauer, figure du jazz allemand longtemps entendue au sein du quintet d’Albert Mangelsdorff, est associé à son jeune compatriote le pianiste Michael Wollny. Entre la fougue de la jeunesse et le souffle de la sagesse, l’alchimie fonctionne. Wollny travaille son piano au corps sur des motifs serrés, plonge les mains dans le cadre, martèle avec force et insistance des cordes « mutées ». En contraste, le son de Sauer est vaporeux, allant par moments jusqu’à s’effacer derrière le souffle du saxophoniste, ou presque. Mais sur la longueur, la recette lasse, d’autant que Michael Wollny a tendance à tartiner ses touches de pots de miel entiers. Le phrasé de Sauer, fragmenté par les respirations, donne le sentiment d’être à la peine et finit par oblitérer tout lyrisme.

En deuxième partie de soirée, le batteur Christophe Marguet présente son nouveau quintet [3], soit son quartet habituel augmenté du saxophoniste . Nous sommes en présence de musiciens à la technique et à la vélocité irréprochables. Thèmes et solos s’enchaînent, mais ces derniers tournent souvent à la démonstration vaine. On s’interroge sur la pertinence de cette musique où on cherche un soupçon d’inventivité, une esquisse de discours, bref, une âme. La technique n’est jamais indispensable à l’émotion, mais peut la magnifier. A l’inverse, la musique ne devrait jamais avoir pour seule fin de mettre en avant la maîtrise technique. En ce sens, la musique de Marguet ressemble à du jazz de conservatoire.

Dans l’après-midi, à la Médiathèque du centre, Jean Rochard vient parler de son label nato, dont on fête cette année le trentième anniversaire et les quelque cent trente albums. Partageant sa vie entre la France et Minneapolis (USA), la ville de l’American Indian Movement, Rochard livre quelques-uns des éléments qui ont fait la longévité de sa maison de disques. « Je ne suis pas un esthète » dit-il d’entrée. « Ce qui m’intéresse, ce sont les gens. » « Le label s’est fait de manière empirique. Mais quand un disque est fini, il s’agit de savoir ce que cela ouvre pour la suite. » Il évoque ainsi Next, groupe réunissant Américains et Français et né à l’occasion du festival Minnesota sur Seine, mis sur pied par Rochard. Un disque a ensuite été enregistré. Aujourd’hui, Next continue à tourner. « J’aime concevoir un disque comme un film, envisager la musique comme un regard », explique encore Rochard, venu à la production par goût sincère du disque. L’une des dernières sorties maison est ainsi un disque de Tony Hymas, d’après le tableau de Courbet L’origine du monde. Il y est notamment question de l’engagement du peintre dans la Commune de Paris. Un autre disque nato évoque l’anarchiste espagnol Buenaventura Durruti. « Le label s’inscrit dans les préoccupations de l’époque et va au-delà de la musique », estime pour sa part François Corneloup. Jean Rochard, lui, aime définir son label comme jouant avant tout « un rôle de compagnonnage ». Ce que Philippe Ochem, directeur de Jazzdor, résume joliment : « une idée du faire ensemble qui reste plus que jamais pertinente ».

par Vincent Faugère // Publié le 20 décembre 2010

[1La 4ème édition de Jazzdor Strasbourg-Berlin, destinée à faire découvrir la scène hexagonale, s’était tenue du 2 au 5 juin 2010 dans la capitale allemande. Le septet d’Anthony Braxton a également donné un concert en avant-première, le 7 octobre à Strasbourg.

[2Lester Bowie, John Zorn, Eugene Chadbourne, Evan Parker, Han Bennink, Fred Frith ou encore Alex Von Schlippenbach, à qui elle est mariée.

[3Christophe Marguet (d), Jean-Charles Richard (s), Sébastien Texier (cl), Bruno Angelini (p), Mauro Gargano (b).