Denny Zeitlin : une commune solitude…
Le pianiste Denny Zeitlin est un musicien comme on n’en fait pas. Il n’en existe pas d’autres, de par le monde du jazz, qui lui ressemblent peu ou prou. Qui soient de sa « famille ». Et surtout, qui puissent ou auraient pu, à un moment ou un autre, prendre sa place. Oh ! il y en a bien quelques-uns à qui on pourrait le comparer, le rattacher. Peut-être même Bill Evans, qui le reconnut il y a longtemps, tout de suite, au début des années soixante, comme quelqu’un d’exceptionnel. Et qui joua tant de fois son magique « Quiet Now ».
Car Denny Zeitlin est exceptionnel. S’il le fallait, le titre de son dernier disque, Precipice (un concert en solo), en porterait témoignage : au bord d’un précipice, pour garder l’équilibre on est toujours seul. Parce que c’est toujours au bord d’un précipice que l’on se trouve quand on joue de la musique. Zeitlin a beau s’accaparer quelques standards, le songbook made in USA, ou se référer aux inusables Rodgers & Hammerstein, à ces bon vieux Cole Porter, Wayne Shorter, Sonny Rollins ou, de façon moins évidente et moins visible, John Coltrane (et sans doute aussi à sa mémoire à lui, celle de toute l’histoire du jazz), c’est au bord de l’abîme qu’il reste.
Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Cela dure depuis qu’il a quitté Jeremy Steig, avec qui il a enregistré pour la première fois - et sans doute depuis plus longtemps. En tout cas, depuis son premier disque en leader sous le titre de Cathexis (en 1964), puis Carnival et Live at the Trident, qui l’ont propulsé dès ses débuts au plus haut et au plus intime des imaginaires. « A ses débuts », façon de parler… puisque c’est à deux ans qu’il a commencé à jouer, à six qu’il a suivi des cours déjà avancés de musique classique et qu’il a joué le jazz dès ses huit ans. Sa biographie, qu’elle soit réelle ou « écrite », peu importe, le dit d’emblée : il a improvisé. Donc, pris des risques. Et pas un risque parmi d’autres, un risque choisi. Il aurait pu sauter en parachute, tenter de courir le cent mètres en moins de dix secondes, ce qui en ces temps-là aurait paru une folie, aller sur la lune avec la NASA, devenir guérillero en Amérique du Sud avec quelques barbus fumant le cigare ou inventer d’autres risques dont nous n’avons pas idée. D’emblée Zeitlin a donc pris des risques. Pour le plaisir ? Non : parce qu’il sait, d’un savoir spontané qui lui fut sans doute offert par le ciel facétieux, comme son propre destin, que la musique est un risque. Que la musique c’est la vie, et que la vie est un risque. Auquel on n’échappe pas, même en s’entourant dès le départ des meilleurs compagnons de fortune et d’infortune, qui peuvent s’appeler Charlie Haden ou Jerry Granelli.
On peut imaginer que Zeitlin a compris tout cela plus tard, lui le professeur de psychiatrie à l’Université de Californie à San Francisco qui donne des conférences et dirige des « ateliers » sous un titre sans équivoque : « Libérer l’esprit créateur. Psychologie de l’improvisation. »
Dans les dix séquences de « Precipice » qui nous conduisent d’un prélude en liberté, à la recherche de ce qu’on appelle l’amour, jusqu’au thème final (qui donne son titre à album) en passant par quelques rêves, un déluge et les souvenirs multiples d’ « Oleo » avec Sonny, Miles et bien d’autres, il y a ici tous les risques du piano et du pianiste (peut-on séparer l’un de l’autre ?). Donc, bien des beautés. Ou plutôt, la beauté qui se donne à nous, comme elle peut, comme elle veut. Et puis nous, qui la sentons, la vivons, la respirons ; elle nous caresse et nous l’aimons.
La solitude est un risque. Elle est ce risque qui n’est qu’un « instant ». Là où le passé, le futur et même le présent, s’il se situe quelque part entre le premier et le second, sont tous trois abolis. Zeitlin, pianiste, psychiatre, dit qu’il cherche à libérer chez chacun d’entre nous l’étincelle créative qui est en notre fond, celle qui nous fait vivre, et qu’il est dans l’instant. La singularité de l’instant : c’est là que se trouve la musique de « Precipice ». Cet « instant » selon sa propre expression, c’est aussi son risque ; ainsi sa solitude irrémédiable est son destin à lui, celui qu’il accepte. Le précipice est partout : on ne peut rien entreprendre sans risque, nous sommes seuls, face à notre destin. Mais les éclats de sérénité et les lumières multiples, sans cesse renouvelées, que nous laisse entrevoir le piano de Denny Zeitlin ont ceci de précieux qu’ensemble, ils nous dévoilent notre commune solitude.