Chronique

Eddie Gomez & Cesarius Alvim

Forever

Eddie Gomez(b), Cesarius Alvim(p)

Label / Distribution : Plus Loin Music / Abeille Musique

Il n’est pas certain, malgré les apparences, que la musique de Forever soit jouée par deux musiciens, tant la part de l’un est aussi celle de l’autre. Tant l’entrelacs des notes ne fait, à tout instant qu’une seule et même phrase, tant la contrebasse et le piano deviennent indistincts, tant les chants sont uniques, tant l’intelligence d’Eddie Gomez et celle de Cesarius Alvim se confondent - tant le voyage qu’ils nous proposent devient le nôtre.

C’est bien ce qui frappe d’emblée : le duo n’est pas une façon de jouer côté à côte, ni même ensemble, avec une écoute réciproque appropriée, aussi intense que possible. Le duo, c’est ici une façon unique d’être deux en étant seuls. Non pas chacun de son côté, mais en formant une nouvelle unité.

Cesarius Alvim s’est toujours référé à Bill Evans. Il a commencé – on l’oublie parfois – par jouer du piano. Puis on l’a découvert à la contrebasse, en duo déjà, avec des pianistes. Comme si les rôles étaient « inversés ». Avec Jean-Pierre Mas, on se souvient notamment de Rue de Lourmel (Owl records). Puis avec Martial Solal. Alvim a immédiatement été un musicien remarquable. Peut-être parce qu’il faisait résonner sa contrebasse avec une force – une force créatrice, s’entend – rare, qui venait peut-être (mais pouvait-on le comprendre alors ?) de celles qui accompagnaient son pianiste préféré, pour qui on sait qu’elles ont toujours occupé une place essentielle… Puis, il y a quelque vingt-cinq ans, il est revenu à son instrument d’origine. C’était avec Jean-François Jenny-Clark et André Ceccarelli.

Il donne aujourd’hui un duo avec Eddie Gomez, celui qui a le plus longtemps (onze ans selon tous les décomptes) tenu la basse chez Evans, et fut comme l’héritier de Scott LaFaro, de tous les mythes, de toutes les réalités qui l’escortent. Eddie Gomez est un des contrebassistes les plus importants de toute l’histoire du jazz. Et, si son parcours n’est pas celui de « l’avant-scène », ça n’est tout de même pas un hasard s’il a joué avec Paul Bley, Gerry Mulligan, Jim Hall, Miles Davis, Lee Konitz, Charles Mingus, Chick Corea, Lester Bowie, McCoy Tyner, Dizzy Gillespie, John Scofield, Randy ou Michael Brecker, Michel Petrucciani, Kenny Werner, Jack DeJohnette… Ce n’est pas un hasard non plus s’il a fondé Steps Ahead. De toute façon, il suffit d’entendre sa façon unique de faire sonner ses cordes, les éblouissements qu’il imagine, là, au plus haut de ce qui est possible sur cet instrument qui, sous ses doigts, devient vital…

Cesarius Alvim et Eddie Gomez se sont rencontrés en 1988 auprès du trompettiste Eric Le Lann, et leur familiarité musicale, leur appartenance à un univers commun, leur est aussitôt apparue. À l’aune de nos calendriers le temps a passé, certes, jusqu’à ces retrouvailles, à New York, en janvier de cette année. Mais pour eux, c’est comme si la durée n’existait pas vraiment. Comment les années pourraient-elles avoir prise sur la musique, sur une musique qui semble si forte d’elle-même, si puissante dans son évocation, dans sa manière de s’adresser à nous et de nous parler ? Non par une sorte « d’imposition » mais par sa clarté, les lumières irisées, les ombres et leur jeux infinis qu’elle invente, les émotions qu’elle suscite. C’est ainsi que cette musique se donne, comme si elle était là pour toujours. Depuis toujours.