Chronique

Dominique Pifarély/Violaine Schwartz

Prendre corps

Dominique Pifarély (vln), Violaine Schwartz (voc)

Label / Distribution : Poros Editions

Avec une persévérance qu’il faut saluer, Dominique Pifarély poursuit son dessein : faire cohabiter musique et poésie, après les disques Impromptu [1] sur des poèmes de Paul Celan, André du Bouchet et Jacques Dupin et Peur [2] entièrement dévolu à François Bon. Cette fois c’est en duo violon/voix, parfois voix ou violon seuls qu’il fait découvrir - ou pour certains redécouvrir - la poésie de Ghérasim Luca (1913 – 1994) poète roumain parmi les premiers théoriciens du surréalisme. Installé en France au début des années cinquante, Luca est publié par José Corti, ses poèmes, dessins et collages figurent dans la revue Phases, et il participe à la lecture publique de ses écrits - performances qu’il nommait « récitals ». Terrifié par la montée du racisme, il se suicidera en se jetant dans la Seine après avoir reçu un avis d’expulsion, « officiellement » pour des raisons d’hygiène (!).

Dominique Pifarély fait ici appel à la voix de Violaine Schwartz, comédienne/chanteuse souvent vue avec Hélène Labarrière et récemment auteure de La tête en arrière chez P.O.L. Poésie et musique… une adéquation difficile, surtout lorsqu’il s’agit de l’univers d’un tel poète, son verbe tourmenté, ses jeux phonétiques sans jeux de mots, leur mise en voix théâtrale, le travail sur la langue, ses angoisses (« Ma déraison d’être ») ses imprécations qui évoquent parfois celles d’Antonin Artaud (Sisyphe géomètre), ses affolements, ses explosions… que Dominique Pifarély ne traduit ni n’accompagne, ne surligne ni ne souligne pas : le musicien est en intime relation avec le poète par le truchement de son instrument (absence de mélodie, sons effilochés, triturés, violence parfois extrême dans la texture) et de la voix, la diction superbe, sans outrance autre que celle des mots eux-mêmes, de Violaine Schwartz.

Ce disque tranche dans la production phonographique actuelle et provoque la sidération ; malgré ou à cause de sa densité, de son intensité, de la fièvre qu’il dégage, malgré la tension (l’attention aussi) qu’il émet, son écoute est recommandée à ceux qui s’intéressent à la musique des mots, aux mots de la musique.