Chronique

Emler Tchamitchian Echampard

À quelle distance sommes-nous ?

Andy Emler (p), Claude Tchamitchian (b), Eric Echampard (dm)

Label / Distribution : In Circum Girum

Quoi de plus classique qu’un trio piano, basse, batterie, un de plus, parmi des myriades ? Cette formule rebattue, écrin sans pareil pour l’incarnation de la musique et de l’égo réunis qu’est un pianiste de jazz, cette machine à swing, jalon indispensable de la légende du jazz qu’illustrèrent Art Tatum, Earl Hines, Erroll Garner, Bud Powell, Oscar Peterson, Bill Evans, Keith Jarrett et tant d’autres, est-elle encore capable de délivrer la moindre once de surprise ?

La réponse ne tarde pas, avec ce disque que livrent Andy Emler au piano, Claude Tchamitchian à la contrebasse et Eric Echampard à la batterie. Dès la première et courte plage, « Musiciens miniatures », on pénètre en territoire inconnu.

Les flancs du piano deviennent instrument de percussion sous les mains d’Andy Emler. Les grincements des cymbales, rayées par les baguettes, s’entremêlent à la plainte déchirée de la basse. Ce ne sont plus vraiment des notes que produisent les trois hommes, mais plutôt des couleurs, une évocation, quelque chose d’étrange et de désolé, comme la plainte d’une épave battue par le ressac, le grincement d’une girouette sous la bise.

Ce court et saisissant début se fond dans la longue deuxième plage, qui conserve le climat initial, vaguement inquiétant et méditatif : cliquetis du piano préparé dans l’aigu, mailloches sur les cymbales pour des effets de gong, et toujours cette longue plainte grinçante de la basse.... Ce n’est qu’après quatre minutes de ce curieux et fascinant mélange qu’un premier thème apparaît pour véritablement éclater dans tout son classicisme. Quel contraste ! Le bassiste abandonne l’archet, le batteur organise un rythme, le piano expose un thème : on est de nouveau en paysage connu, mais ce paysage apparaît avec une nouvelle fraîcheur après cette introduction inouïe.

Cette sensation de retour dans un cadre bien connu est de courte durée. Le long développement de « Quelque chose à dire », s’il ne provoque pas le même choc que les premières minutes du disque précise la conception du trio qu’ont ces trois musiciens, et qui fait l’originalité de leur propos. Leur musique est moins faite de lignes, de trajectoires, de parcours individuels, que d’une masse unique et fluctuante. Le schéma classique d’une scène dressée et éclairée par la section rythmique sur laquelle danse, virevolte et papillonne ce clown, ce jongleur, ce contorsionniste de pianiste, n’a rien à voir avec ce qu’on entend là.

Ce qu’on entend, ce sont des musiciens intervenant à part égale, sans qu’on puisse, à l’écoute de ce disque, identifier un leader : quatre des sept compositions originales sont du reste signées des trois hommes. C’est aussi un concept soigneusement étudié pour produire un tissu sonore original, ainsi qu’une façon de développer la musique par changements de couleurs plutôt que par travail thématique. Il faut, pour que cette formule fonctionne, que les musiciens y adaptent leur technique et c’est ce qu’ils font, Claude Tchamitchian par un emploi fréquent et hyper-expressif de l’archet, Eric Echampard en usant abondamment et avec finesse des cymbales et Andy Emler en ne cédant que de manière brève, ponctuelle, à la tentation du swing ou de la mélodie, en privilégiant de grands aplats de couleurs, à coups de riches accords.

Oyez mesdames et messieurs : le trio piano, basse, batterie n’est pas mort. Les tentatives pour lui redonner vie tenaient plus ces dernières années du look et du rock, avec The Bad Plus et le trio d’Esbjörn Svensson. Mais récemment l’excellent percussionniste et batteur Gregg Bendian, avec le méconnu mais formidable Steve Hunt au piano, a délivré avec Change une tentative originale de musique aux influences mélangées, qui attribue des rôles plus équilibrés aux trois musiciens.

Voici aujourd’hui que trois figures bien connues de la scène jazz française proposent leur vision propre de cette formule, originale et convaincante, poétique, évocatrice et riche, une formule qui supporte de nombreuses écoutes, avec ce disque que nous recommandons chaleureusement.