Entretien

Andy Emler

A la poursuite du méga groove… (2006)

Compositeur, interprète, arrangeur, orchestrateur, pédagogue, Andy Emler parle de son MégaOctet et du trio qu’il forme avec Claude Tchamitchian et Eric Echampard

  • Vous vous apprêtez à vivre une grande soirée puisque le MegaOctet et le trio Emler, Tchamitchian, Échampard donnent un concert le mercredi 27 septembre à Paris, au New Morning. Le MégaOctet, est votre formation phare. Comment pourriez-vous décrire sa musique à l’intention de ceux qui, ne sachant à quoi s’attendre, hésiteraient encore à se rendre au New Morning ?

Pour avoir une bonne idée de la musique du MegaOctet, il faut connaître mon parcours. C’est un parcours marqué à la fois par la musique classique, avec ses études d’écriture, d’harmonie, de contrepoint, et par le pop-rock puisque j’ai participé en tant que guitariste et organiste à un groupe qui faisait des bals du samedi soir en reprenant les tubes de Led Zeppelin, des Stones, des Beatles etc… et avec lequel nous avons beaucoup écouté et travaillé, même un rock plus évolué comme celui proposé par Emerson, Lake and Palmer ou Yes.

On écoutait aussi Soft Machine et King Crimson, mais nous n’étions pas assez compétents à l’époque pour entrer dans ce genre de musique. Donc, ma musique est issue des influences à la fois de la grande forme propre aux œuvres classiques et de l’improvisation présente dans le rock puisqu’un chorus de guitare, c’est de l’improvisation. Cela a débouché sur une évolution vers le jazz-rock, c’étaient les années électriques, les années 70, avec Mahavishnu, Chick Corea et tous les apprentis de Miles qui montaient leurs propres formations. Cette évolution était naturelle, parce que ces musiques contenaient plus de complexité harmonique et rythmique et étaient donc plus intéressantes pour le rocker que j’étais.

Parallèlement, mes études de musique classique m’ont mis au contact de la musique contemporaine, autre influence notoire, et puis il y a eu cette rencontre au conservatoire avec Antoine Hervé qui m’a fait découvrir le swing, le jazz - ou plutôt qui m’y a ouvert beaucoup plus que je ne l’étais : il faut dire que voir un gars de vingt ans comme lui à l’époque jouer Oscar Peterson les yeux fermés, il y avait de quoi vous mettre par terre !

A. Emler © H. Collon/Vues sur Scènes

Donc, pour en revenir au MegaOctet, sa musique est une digestion de toutes ces influences, marquée par l’envie d’écrire, l’envie d’orchestrer, la liberté donnée par l’improvisation, l’envie de grandes formes classiques avec ces longues suites qui n’en finissent pas, l’envie de donner du plaisir et d’en prendre et l’envie de cette énergie qui vient du rock and roll : quand on est sur une scène et qu’on « envoie la purée », c’est un bonheur pur et simple, sans nuances et avec parfois un manque de finesse tout à fait volontaire (rires…)

  • Les lecteurs qui vont survoler vos propos, et qui ne retiendraient que ce terme « envoyer la purée », risquent tout de même de passer à côté d’un fait important : votre musique est originale…

Je l’ignore, mais lors d’une émission de France Musique on a demandé à un musicien américain d’improviser sur un thème du MégaOctet qu’on lui a fait découvrir et ce musicien a tout de suite établi un lien entre notre musique et Stravinsky ; et je trouve que c’est tout à fait bien vu, car Stravinsky était un compositeur en avance sur son temps sur le plan du langage et du rythme : c’est un des premiers à avoir réussi à faire swinguer un orchestre symphonique, un swing apporté par des gens qui ne font que lire la musique et qui n’amènent pas encore ce groove qui a été apporté plus tard par le jazz.

A noter, du reste, que le mot groove attend encore une traduction en français. On parle de tournerie, d’alchimie, de plaisir, de magie, de swing, mais ces mots échappent à toute tentative de définition, en particulier technique comme binaire et ternaire ; le swing et le groove existent, on les ressent, on est capable de les identifier mais on ne peut les définir précisément. Il se passe parfois en musique des choses inexplicables, qui élèvent le tout, que tout le monde ressent, et qui font que la musique décolle et groove et swingue.

  • Et vous situez la musique du MégaOctet plutôt du côté du groove ?

Souvent on a une inspiration, une idée qui nous traverse l’esprit et puis quand on se met à l’écriture, on corrige, on rature, on refait, l’intellect prend le dessus et la magie de l’inspiration, et d’un certain groove, disparaît. Il est donc très important de savoir conserver l’inspiration première dans l’écriture. Et puis le groove vient aussi du fait qu’avec l’orchestre, on a besoin de ressentir dans les tripes cette musique qui nous fait bouger.

  • Mais le groove, ou le swing, d’un orchestre dépend-il uniquement de l’écriture, ou vient-il aussi de l’exécution ?

Evidemment, des improvisateurs peuvent venir se greffer sur un orchestre de musiciens classiques pour lui apporter ce pteit plus, comme avec l’Archimusic de Jean-Rémy Guédon. Mais si on indique sur la partition les accents appropriés à des musiciens qui ont « le nez dans le guidon », comme Stravinsky a su le faire, alors ça swingue ou ça groove.

Beaucoup ont essayé de l’imiter, comme Darius Milhaud par exemple avec sa très belle « Création du monde ». Cette œuvre comporte une fugue qui se voulait un peu bluesy. Mais l’écriture de Milhaud est totalement dépourvue de swing, alors qu’en changeant le phrasé de la fugue, en déplaçant les accents, on peut en faire carrément autre chose, du jazz presque.

Je me souviens aussi de Marius Constant - qui fut mon professeur au CNSM - un compositeur qui aimait beaucoup le jazz, avec une connaissance de l’orchestration impressionnante, et qui avait écrit un concerto pour cor et orchestre de jazz après avoir écouté le Tutu de Miles Davis. Il voulait obtenir un certain rythme, binaire au début, et j’ai assisté à la séance d’enregistrement. Or son rythme ne tournait pas car il avait divisé le rythme entre plusieurs percussionnistes qui jouaient de manière classique. Je suis alors allé voir le batteur et je lui ai demandé de jouer un bon funk bien classique et aussitôt la musique a marché et tout le monde était content.

Cela montre que la culture classique, l’éducation classique ont tendance à inhiber une espèce de conscience rythmique, physique, qui est au contraire courante chez les improvisateurs. Il serait temps qu’on réussisse à intégrer la notion de groove dans l’éducation musicale dite « classique » et c’est ce que certains pédagogues, dont je pense faire partie, s’attachent à faire…

  • Est-ce qu’on peut dire quand même qu’un orchestre groove mieux si chacun de ses musiciens a le groove ?
Andy Emler © Manuel Braun

Au niveau individuel c’est assez difficile à définir, mais au niveau collectif, il y a des instants de magie, de tournerie, où tout le monde se retrouve simultanément sur l’accent, sur le temps, et où on monte vers le ciel. Il suffit que l’un des musiciens ait un infime décalage et le groove n’existe plus. C’est pour ça qu’une des conditions nécessaires de son apparition est que tout le monde soit d’accord sur la musique. C’est à ça aussi que servent les répétitions. Chacun y expose ses idées, on les teste et on les garde si ça marche. Il n’y a aucun problème d’ego, priorité à la musique, c’est ça le secret de l’alchimie d’une équipe et c’est pour ça qu’elle arrive à faire naître le groove. Ces termes sont difficiles à définir mais on sait qu’il peut y avoir le swing d’un morceau, le groove d’un rythme pour, au final, donner de la magie au concert…

  • Tous les concerts du MegaOctet sont donc magiques ?

Puisqu’on parle d’improvisateurs, il faut bien se dire que si l’un d’entre eux pour une quelconque raison est préoccupé le jour du concert, s’il est moins « là », il peut provoquer une réaction en chaîne dans l’orchestre. Mais c’est inhérent au type de musique que nous avons choisi. Si je veux tout contrôler, alors je crée un orchestre de chambre, j’écris toutes les partitions et je ne prends pas des improvisateurs. Faire confiance à l’improvisateur, ce n’est pas seulement lui faire confiance quand il est génial, mais aussi dans les moments difficiles. Il faut prendre son discours, son langage tel qu’ils sont au moment du concert et en faire de la musique. C’est là où je parle d’alchimie humaine. L’improvisateur peut avoir de graves soucis, ressentir une grande émotion, et ça peut avoir des conséquences radicalement opposées, l’inhiber complètement où le rendre carrément génial. Mais quoi qu’il en soit c’est ce qui fait le prix de ce genre d’aventure humaine à neuf qui est tellement enrichissante, nourrissante.

  • Cela veut-il dire que chaque concert est complètement singulier, qu’il s’y passe des événements auxquels vous réagissez et qui en modifient le cours ?

Il peut arriver n’importe quoi à n’importe quel moment et tant pis si ça ne me convient pas. Il suffit qu’un musicien ait envie de nous emmener ailleurs, ou le batteur de lancer un autre rythme, et on suit - je laisse de la liberté aux musiciens, trop, peut-être. Mon souci à moi est que nous arrivions à bon port, à l’endroit prévu et dans ce cas-là, reste à espérer que le musicien garde bien en tête la destination finale. Le risque de se perdre est quasi nul et de toute façon sans importance - les membres de l’orchestre sont pour la plupart compositeurs et ont toujours en tête l’architecture des morceaux.

Prenons l’exemple de Thomas de Pourquery : quand il se lance dans un grand solo de dix minutes, ce n’est jamais une fuite en avant à l’énergie, mais au contraire un parcours construit, une histoire qu’il raconte. Par parenthèse, ce garçon est aussi un poète qui écrit des textes. Tous les musiciens sont ainsi des gens qui conduisent un discours, qui ont conscience de la forme globale et la gentillesse de ne pas m’oublier (rires), qui ont conscience de la destination finale, et qui savent que tout est bon pour retrouver le chemin quand on l’a quitté.

Bref, c’est toute la magie du jazz, lequel est fait d’improvisation, et que beaucoup de musiciens qu’on peut entendre actuellement ont perdue, car dans leurs solos ils ne font que reproduire des schémas qui ont été inventés il y a cinquante ans. Si on leur propose la liberté, l’improvisation totale, ils sont perdus. Et c’est du reste le danger de l’enseignement du jazz dont nous parlions tout à l’heure, tellement axé sur les textes et le langage qu’il en vient à oublier l’essentiel : la liberté.

  • Mais vous alors, êtes-vous plutôt compositeur ou improvisateur ?
M. Ducret © P. Audoux/Vues sur Scènes

L’improvisateur est déjà à mon sens un compositeur ! J’ai étudié l’écriture au CNSM, mais quand je suis rentré dans cette école j’étais déjà improvisateur. Antoine Hervé, de son côté était déjà très avancé dans le jazz, il écrivait pour big-band des choses fabuleuses. Nous sommes rentrés au conservatoire pour nous perfectionner en écriture et pour l’étude des styles. Etudier de manière comparée les styles de Debussy, Ravel et Fauré c’est passionnant. J’ai eu mon prix de contrepoint avec des variations pour orgue sur un choral dans le style de Bach. Pour ceci j’ai dû étudier pendant deux ans le langage de « Jean Seb » et j’avoue avoir trouvé ça fascinant. Puisque nous sommes en train d’évoquer le groove et le swing, en voilà un qui swingue : Bach ! De toute manière, tous les grands ont ça en eux, que ce soit Bach, Mozart, Schumann

  • Et Debussy ?

Debussy - et pour beaucoup Ravel, d’ailleurs - c’est surtout les couleurs ! Le jazz commençait son existence quand eux terminaient leur vie de compositeur. Ils le connaissaient mais ils n’avaient pas encore fait l’association avec leur écriture et ce qu’ils auraient pu en tirer rythmiquement. Le final de « Daphnis et Chloé », par exemple, est un peu militaire sur le plan du rythme. On peut rêver à ce qu’il aurait pu être. Il y a du groove dans cette écriture, mais il s’agit d’un groove à la française, très étiqueté. Mais c’était le début d’une rencontre entre l’intellect français, clair, brillant, rationnel, cartésien, et l’aspect sensuel et physique des musiques noires, du jazz - rencontre qui allait donner des décennies plus tard un Marc Ducret, un Antoine Hervé, un Louis Sclavis et, peut-être, un Andy Emler, des musiciens qui sont issus de la digestion de tout ça, plus entre-temps l’électrification qui a produit la musique rock et la musique pop.

  • Mais le rock c’est aussi des stars de légende, des personnalités fatales et charismatiques, des guitar-heroes… comme Marc Ducret, en somme ?
M. Collignon © P. Audoux/Vues sur Scènes

Avec Marc c’est tout simplement une complicité au long cours. C’est vrai que sa carrière, son orientation musicale l’ont entraîné vers d’autres chemins que le mien, mais chaque nouvelle collaboration est un bonheur. Mais les Médéric Collignon, Philippe Sellam, Thomas de Pourquery, François Thuillier viennent tous à la fois du jazz et du rock. Eric Echampard travaille Led Zeppelin avec Marc Ducret pour le plaisir de travailler Led Zeppelin. Nous avons tous en commun ces mêmes « roots ».

  • Et le rock c’est aussi des chanteurs, la voix. Avez-vous songé à écrire aussi pour la voix ?

Médéric Collignon a une voix phénoménale. On peut donc dire que notre MegaOctet est un groupe avec une voix ! Quand je dis phénoménale, je n’exagère pas, puisque même des grands professionnels comme le directeur de la maîtrise de Radio France considèrent comme surnaturel, voire impossible ce qu’il réalise ! Physiquement, beaucoup de gens disent que Médéric prend des risques énormes à faire ce qu’il fait, mais ils ignorent qu’en réalité, ses capacités vocales sont soigneusement travaillées et qu’il sait parfaitement ce qu’il fait, raison pour laquelle il ne se cassera pas la voix.

Dans la création que je suis en train d’écrire pour la prochaine édition de Banlieues Bleues, et qui sera jouée par le MegaOctet avec les Percussions de Strasbourg, j’ai demandé au festival de programmer en première partie Elise Caron et Denis Chouillet. Et j’ai l’intention de faire intervenir Elise dans la création - si elle est ok bien-sûr. Oui, il m’arrive d’écrire pour la voix. Par parenthèse, ce concert avec les Percussions de Strasbourg est une autre manifestation de ces mélanges qui me sont chers puisque, avec cet ensemble mythique, c’est quarante-deux ans d’histoire de musique contemporaine qui nous rejoignent.

En matière de voix, il faut dire qu’avec Elise Caron et Médéric Collignon nous avons deux talents exceptionnels. Si Elise passait chez Drucker un dimanche après-midi, beaucoup de chanteuses arrêteraient le métier (rires…). Quant à Médéric s’il faisait un one man show comique avec de la musique ce serait un succès mondial ; sauf que son truc à lui, c’est définitivement la musique.

  • Avec Médéric, votre orchestre comporte une « star ». Si vous nous disiez un mot des autres musiciens qui composent votre MégaOctet ?
F. Verly © H. Collon/Vues sur Scènes

Comme dans tous les métiers, l’équipe s’est constituée au fil des rencontres. Parfois on sent une bonne accroche avec quelqu’un, on fait un bout de chemin ensemble et l’aventure continue. Mais il y a un point commun entre les musiciens qui composent cet orchestre, c’est qu’ils sont tous ou presque leader d’un projet : Laurent Dehors avec Tous Dehors, Philippe Sellam avec NoJazz, Claude Tchamitchian avec le Grand Lousadzak etc… C’est très important, car ils sont ainsi parfaitement conscients qu’au sein du MegaOctet ils sont au service de compositions, et doivent toujours percevoir leur rôle dans cette optique globale.

Un projet comme le nôtre, c’est à la fois la gestion des individualités dans un esprit de liberté, et la compréhension par ces mêmes individualités de la nature du projet et des compositions ; et ils s’inscrivent d’autant mieux dans cette logique qu’ils mènent eux-mêmes des projets, qu’ils savent très bien ce qu’ils ont envie d’entendre quand ils écrivent, et qu’ils sont donc bien placés pour savoir que moi aussi j’ai une idée très précise de ce que j’aimerais entendre.

Ceci posé, de l’équipe originelle du MegaOctet de 1989 il reste deux personnes, François Verly aux percussions et Philippe Sellam au saxophone alto, et c’est par eux que je commencerai. François Verly, c’est mon plus ancien compagnon. Je l’ai rencontré bien avant Antoine Hervé. On s’est rencontrés à l’âge de dix-sept ans, on a monté un groupe de jazz-rock qui répétait chaque semaine dans une cave pour faire un concert dans l’année (rires…). On a trimbalé des Fender Rhodes à bout de bras pendant des années, bref une amitié d’adolescence. C’est un des musiciens les plus originaux qui soit. Il sait jouer de tous les instruments, et qu’il soit au piano, à la guitare ou aux percussions, il a un langage bien à lui. Avec lui, c’est l’inattendu le plus total. Il est « ingérable » dans la mesure où, là où tout percussionniste placerait une frappe, lui la placera ailleurs, ou bien il utilisera un timbre tout à fait inattendu. En bref un des musiciens les plus originaux qui se puissent trouver en Europe actuellement.

Ph. Sellam © P. Audoux/Vues sur Scènes

Philippe Sellam est aussi un vieux compère. J’ai enregistré un CD en duo avec lui - qui a été mal distribué malheureusement, mais que j’aime beaucoup. C’est un soliste formidable, qui démarre au quart de tour et sait mettre l’énergie quand il le faut. Entre nous on l’appelle « le Mexicain » parce qu’il a toujours le look bien bronzé, chemises à fleurs… Du reste, un jour en tournée dans l’Océan indien, nous l’avons appelé comme ça devant un journaliste qui a ensuite parlé dans son article d’un « saxophoniste mexicain » alors ce surnom lui est resté ! (rires…).

Laurent Dehors est aussi de mes plus anciens complices. Je l’ai connu par l’intermédiaire d’Antoine Hervé, avec le trio duquel il a joué en compagnie des frères Moutin. Laurent est aussi un leader et compositeur. C’est un original, doté de beaucoup d’humour qui contribue à faire de cet orchestre une bande de joyeux drilles ingérables !

Passons à la rythmique. Je ne dissocie pas Claude et Eric. Je les avais appelés pour jouer au sein d’un orchestre d’improvisateurs une composition comportant aussi un chœur, qui m’avait été commandée par Radio France pour le festival Présences.

L. Dehors © H. Collon/Vues sur Scènes

Claude est aussi un compositeur, venu du free jazz et d’autres traditions, que j’avais entendu faire des remplacements dans l’orchestre d’Antoine Hervé. Eric Echampard, qui a fait la classe de percussions du conservatoire de Lyon, est lui aussi un talent original. C’est un « habilleur », un collectionneur de timbres, qui ne joue pas de la batterie comme monsieur tout le monde. Il va remplir son discours de silences soigneusement prémédités, appartenant peut-être à la musique contemporaine. Chacune de ses frappes aussi est soigneusement pensée. C’est un des musiciens les plus perfectionnistes que je connaisse, car il lui faut parfois deux ou trois heures pour régler sa batterie. Il est connu pour cette méticulosité qui pose parfois des problèmes lors des balances. Marc Ducret m’a même confié qu’il l’avait déjà vu régler une batterie après un concert, parce qu’il voulait déterminer l’origine d’une vibration ! Lui aussi peut être qualifié d’original.

Après, on passe à la génération plus jeune, comme François Thuillier qui joue du tuba, un instrument que j’aime beaucoup - à tel point que j’ai écrit un concerto pour tuba et harmonie que nous avons joué plusieurs fois avec François, comme nous avons joué plusieurs fois des duos piano-tuba, que j’ai écrits également. Il joue toujours debout avec nous, il danse avec son instrument, il fait corps avec lui et il vous remplace n’importe quel bassiste funk ! Quand on parle de groove ! C’est un virtuose qui s’est engouffré dans la brèche ouverte par Michel Godard, qui a fait du tuba un instrument soliste à part entière. Lui aussi compose, je lui ai déjà passé des commandes pour harmonie dans des projets dont j’étais le directeur artistique.

E. Echampard © H. Collon/Vues sur Scènes

Je terminerai par Thomas et Médéric, les deux complices. Thomas de Pourquery, est sorti du CNSM, il savait parfaitement jouer le bop à dix-huit ans. Il sait tout faire, en plus d’être un virtuose, écrire, arranger, orchestrer, informatiser. C’est en plus un poète qui écrit de beaux textes et de superbes mélodies. Il a de l’humour, de la dérision, et forme un beau duo de potaches avec Médéric.

Quant à ce dernier, c’est un joueur de cornet virtuose, capable de jouer du Charlie Parker au cornet aussi bien que de le chanter, ce qui est loin d’être donné à tout le monde. Il maîtrise parfaitement les techniques des rappeurs, que ce soit faire la beat box, toaster des textes en les improvisant, jouer des textes en comédien plein de profondeur… et il a un chant d’une chaleur tout à fait incroyable. Alors forcément, tous ces gens là réunis, ça doit donner quelque chose, sinon je change de métier ! (rires…).

  • De fortes personnalités, leaders qui plus est de leurs projets respectifs, ça doit donner un groupe ingérable ?

Dans le MegaOctet actuel, qui existe depuis plus de quatre ans, il y a une alchimie qui fonctionne et un grand bonheur de se retrouver. On est capables de passer très vite d’un gag - car il y a des moments d’humour sur scène - à de la musique jouée de manière virtuose, car le groupe sait placer l’énergie aux bons moments. Comme un comédien qui, dès le clap, est totalement immergé dans une scène ; un Depardieu, par exemple, est capable de donner tout dans l’instant ; les musiciens du MégaOctet ont, sur un signe de ma part, ce talent d’être un instant dans la dérision totale et dans la seconde qui suit dans le plus haut niveau de la virtuosité, ce qui m’impressionne toujours autant…

Et si nous sommes tous heureux de nous retrouver c’est peut-être aussi un peu parce que j’écris ma musique en fonction des solistes et non pas pour la faire sonner avec la prétention que ça peut sous-entendre, loin de là. Cette musique vise à donner du plaisir à celui qui la joue et à celui qui l’écoute. On peut appeler ça de l’altruisme, si vous voulez, mais j’ai ça en moi : donner du plaisir, en prendre si possible et peu importe si ce que j’écris a déjà été écrit quinze millions de fois. L’essentiel, c’est la communication, c’est le premier palier. C’est ce rapport humain entre improvisateurs qui fait que la musique existe.

Th. de Pourquery © H. Collon

Ce que je veux dire, c’est qu’au-delà des techniques d’écriture, il faut qu’il y ait aussi la volonté d’écrire expressément pour des individus, pour qu’ils aient plaisir à jouer la musique, sans quoi elle ne peut ni sonner ni groover.

J’ai encore eu un exemple récent de la validité de cette conviction. Le MegaOctet a donné un concert sur une Scène nationale en Seine-et-Marne, à Combe-la-Ville. J’ai réussi à entraîner à ce concert des gens de mon village - le boucher, le responsable de l’Office National des Forêts, l’animateur et quelques autres - et ils sont tous revenus ravis. L’un d’entre eux m’a dit : « Tu sais Andy, je n’ai rien compris à la musique, mais qu’est-ce que j’ai passé une bonne soirée ! ». Cet exemple montre qu’il ne s’agit pas là de questions d’écriture ou d’esthétique, mais de communication : voir les artistes s’exprimer, ça communique énormément et ça peut toucher tout le monde. Le spectacle vivant reste quand même l’objectif de ces musiques qui ne sont pas faciles d’accès sur CD pour qui n’a pas l’oreille initiée.

  • Mais un groupe sans leader, ça ne marche pas en général. C’est bien vous le chef, quand même ? (rires…)

Non, je suis un « catalyseur d’enthousiasme » et un organisateur.

  • Et sur scène ?
    Oui, par moments, je suis obligé d’indiquer quelques départs, de donner des consignes, et ce pour une raison simple : le MegaOctet ne joue pas assez. Nous donnons dix à quinze concerts par an. Si nous en donnions cinquante, la musique serait encore plus naturelle et tout le monde partirait au même moment sans signe. En pratique, actuellement, à chaque nouveau concert il faut un peu de temps pour se remettre dans le bain. Et puis je sais aussi que nous n’aurons jamais assez de temps pour travailler chaque nouvelle pièce, ce qui me conduit parfois à infléchir mon écriture. Quand l’écriture en vient à être influencée par la conjoncture économique, ce n’est pas bien : on peut en venir à faire des concessions sur le plan artistique… Pas bien ça !
  • Au-delà de ces quelques consignes nécessaires, quel est l’espace de liberté des musiciens ?

Il est à la fois individuel et collectif. Ca passe par des chorus, ou par des parties où seul le chemin harmonique est tracé, comme dans le jazz, ou par une liberté collective où je ne donne que quelques indications à respecter : par exemple, d’un geste j’indique que nous entrons dans une boucle répétitive dans un mode déterminé, donc une échelle de sons, et chacun trouve sa propre boucle dans ce mode, ce qui donne une couleur bien particulière, propre aux musiques improvisées.

  • Vous utilisez le Sound Painting, alors ?

J’ai commencé à mettre au point il y a vingt-cinq ans un système de signes à des fins pédagogiques. Il y a quinze ans je suis allé voir des financiers et des éditeurs car j’étais certain qu’il y avait un avenir et des débouchés pour ce système mais on m’a ri au nez. Depuis, un américain fait fortune avec un système équivalent. Les chercheurs français seraient nombreux à vous dire que bien des choses ont été inventées ici et commercialisées ailleurs. J’utilise encore ce système pour la formation de professeurs de musique à l’improvisation, par exemple.

Dans le MegaOctet, j’utilise quelques-uns de ces signes, comme par exemple en mimant un coup de ciseaux avec deux doigts, ce qui indique à un bavard qu’il doit se taire, car quand il y a beaucoup de bavards il faut imposer un peu de discipline (rires…). Par d’autres signes, je peux demander au musicien d’improviser, dans tel ou tel mode, un demi-ton au-dessus etc. Mais je me sers finalement très peu de ces signes.

  • À vous entendre, on a la nette impression que l’humain, le cœur, les relations ont nettement plus d’importance que l’écriture, les notes ?

(Andy se frappe plusieurs fois le cœur). Tout est là. Je songe tout d’un coup à cet opéra de Ligeti, Le Grand Macabre, que j’avais vu quand nous étions au CNSM, et où on trouve de tout : des pianos Fender, des guitares électriques, une parodie de Wagner, un homme-araignée qui descend du plafond, Groucho Marx qui traverse la scène…. Et je me dis que cet homme, un des grands de ces cinquante dernières années, avait tout compris à la fois à la nécessité de ne pas se prendre au sérieux en tant que compositeur, à la compétence intellectuelle nécessaire, et à l’apport des improvisateurs dans la musique.

Dès qu’on parle d’improvisateurs, on parle respect de l’humain, et c’est probablement ce qui manque le plus à l’univers de la musique symphonique, bien qu’on note un début d’évolution, avec par exemple des quatuors de musique de chambre qui prennent visiblement leur pied en jouant. Le comportement est en pleine évolution. On voit maintenant des instrumentistes de chambre se sourire, et quand il y a de la communication entre musiciens, le public le ressent énormément.

  • Puisque vous évoquez la musique de chambre, ça me fait penser au trio que vous formez avec Claude Tchamitchian et Eric Echampard, deux des musiciens du MegaOctet…
C. Tchamitchian © H. Collon/Vues sur Scènes

Oui, mais la musique du trio est très différente, bien sûr, plus poétique du fait de l’instrumentation intimiste, bien que cette instrumentation soit un cliché du jazz avec d’illustres exemples dans l’histoire. Mais je ne suis pas un soliste et ce trio se distingue donc de la plupart par le fait que c’est un trio sans soliste. C’est un travail à trois pour que la musique soit la soliste. Donc il n’y a pas un soliste accompagné par la rythmique, il n’y a pas le solo de basse et autres clichés de forme typiques du jazz. Il n’y a pour autant rien de nouveau sous le soleil : il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles harmonies, de nouveaux rythmes, nous n’avons pas cette prétention. Mais il s’agit, comme pour le MegaOctet, de création si on veut bien donner à ce mot un sens nouveau. N’est-ce pas créer que d’assembler des gens venus d’horizons très différents pour jouer une musique qui ne serait pas une affaire théoricienne, mais une affaire humaine ?

Dans le trio, Claude Tchamitchian et moi avons les mêmes complexes. Nous avons envie de jouer par exemple des standards de be bop mais nous ne savons pas le faire - ou plutôt si, mais à « notre petit niveau ». Nous le ferons un jour, mais il nous faudra travailler beaucoup ! On s’est déjà amusés à jouer « All The Things You Are ». En attendant, dans ce trio, nous nous libérons de toutes les formes typiques du jazz - comme thème-solos-thème - pour produire une musique soliste par elle-même. Si l’on dévie de ça c’est qu’on aura manqué de vigilance.

  • Ce trio a des projets ?

Nous avons filmé le concert du 5 juin 2006 comme nous allons le faire pour le concert du 27 septembre au New Morning. Dans le futur disque du trio, que j’espère pour 2008 - j’y travaille déjà -, le label In Circum Girum pense fournir en bonus au CD un DVD de ces concerts. Il y a aussi une série de concerts entre octobre et novembre prochains.

  • Voilà un label dynamique et qui prend des risques. Vous y êtes personnellement associé ?

Pas du tout. L’un des deux producteurs de ce label est Olivier Aude, un merveilleux guitariste et compositeur, fan de Marc Ducret, que j’ai connu dans mon village, quand il était âgé de 12 ou 13 ans, par l’intermédiaire de son père, artiste-peintre et joaillier. Nous nous sommes perdus de vue quelque temps, puis son père m’a appris qu’Olivier avait monté un label avec un de ses potes, Thierry Pichon, et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés. Je trouve remarquable - l’inverse absolu de l’égocentrisme - qu’un jeune musicien monte ainsi un label pour produire la musique des autres.

Trio E, T, E © P. Audoux/Vues sur Scènes

C’est un label qui a déjà produit cinq albums, avec en plus de notre trio des disques de la chanteuse Youn Sun Nah. Ils produisent soigneusement et prudemment, ce qui est très bien s’agissant de musique enregistrée, donc de quelque chose qui est destiné à durer.

Le trio ce n’est pas de la musique facile et ça ne le sera pas non plus dans quinze ou vingt-cinq ans. Mais de même qu’on voit des jeunes gens s’enthousiasmer aujourd’hui pour la musique des Doors, de Led Zeppelin ou des Beatles, je suis convaincu qu’il y aura aussi des gens pour prendre plaisir à notre musique dans quelques années.

Le MégaOctet © Manuel Braun