Scènes

Enzo Rocco/Frédéric Monino/Bruno Tocanne

Un trio inédit à Marseille


A Marseille, Le Cri du Port accueillait cette semaine une résidence du trio Enzo Rocco/Frédéric Monino/Bruno Tocanne. Avant un second concert le lendemain à l’Institut Culturel italien, et après une série de rencontres avec des élèves d’écoles primaires, les trois musiciens se produisent ce soir au Parvis des Arts, salle habituelle du Cri du Port.

Le chroniqueur a souvent recours, pour donner par écrit un aperçu de la musique, aux analogies et aux références. Cela s’avère compliqué, voire impossible, pour décrire ce que joue ce trio. Car sa musique ne ressemble à aucune autre. Peut-être est-ce là ce qui pousse un couple de spectateurs à quitter la salle au bout de quelques minutes ? Il est vrai que le concert s’inscrit dans le cadre de Jazz au Parfum d’Italie 2006, mais si des spectateurs sont venus en croyant parcourir le sentier parfaitement balisé du jazz chaud et mélodique, parfois un peu trop sérieux, leur surprise sera grande.

Les compositions sont du guitariste Enzo Rocco, qui prend souvent la parole pour présenter les morceaux et expliquer leurs titres. Et ceux-ci sont à l’image du musicien lui-même, picaresque, bon vivant - bref un joyeux drille bavard et drôle. Ainsi l’on entendra entre autres « Stefani e il Naso », « Mazzalarossa », « Sonia, Tania, Olga e Le Altre Ragazze del Volga », pièces manifestement inspirées par la gent féminine, ou encore « Todos los Peppinos del Mundo ».

La musique, quant à elle, est une sorte de patchwork inclassable, à l’image de la vie que l’on croque à pleine dents et des compagnons de voyage farfelus que l’on rencontre au fil de ses pérégrinations, le long des chemins de traverse… L’écriture est assez complète et élaborée, avec des structures parfois complexes qui ménagent néanmoins de larges espaces à l’improvisation.

Rocco joue généralement en son clair mais adopte de temps à autre un son saturé qui apporte à ses solos une puissance insoupçonnée, comme dans « Funkybbutz » et son rythme rock martelé. Ponctuellement, le temps de l’exposition du thème de « Pullbone », Frédéric Monino a lui aussi recours à la saturation pour sa basse.

Mais au-delà de cette variation sonore, l’aspect le plus caractéristique de la musique du trio est la diversité dans le style : bien souvent un même morceau est marqué par des changements de rythme, de tonalité et d’influence musicale. Ainsi un titre comme « Stefani e Il Naso », dont le sens fellinien est expliqué par un Rocco goguenard, débute et s’achève comme une chanson de bal, sur un tempo soutenu et un thème rapide et dansant. Mais au coeur du morceau, Monino offre un magistral et inattendu solo intégral de basse qui permet d’apprécier son jeu virtuose et le son caractéristique de l’instrument fretless. Le bassiste impressionne encore lors d’un autre solo dans « Todos los Peppinos Del Mundo », subtil croisement entre un tango argentin et une évocation de Verdi : cette fois il exécute une improvisation à base d’accords, ce qui relève de l’exploit sur un instrument sans frettes.

Les deux autres musiciens ne sont pas en reste du point de vue de l’improvisation : Rocco va chercher les notes imprévues et les accords inattendus au sein de chorus légèrement out, ou joue quelques ostinatos pour servir de support à ses partenaires. Quant à Bruno Tocanne, impeccable batteur qui ne confond pas musicalité et pluie de décibels, il réalise quelques fines improvisations à base de roulements sur les toms et la caisse claire.

Les musiciens gardent fréquemment les yeux rivés sur les partitions : rappelons que ce groupe, inédit, naît quasiment sous nos yeux. Les morceaux - ou du moins leur arrangement pour le trio - sont tout récents. Les habitudes ne sont pas encore prises (le seront-elles un jour, d’ailleurs ?) et cette fraîcheur permet une grande prise de risques et de nombreuses expérimentations.

Mais surtout, les musiciens, peut-être portés par l’extravagance de Rocco, ne se prennent pas au sérieux. L’humour, la dérision et l’ironie sont des qualités suffisamment rares pour mériter d’être soulignées. A titre d’illustration, on gardera simplement à l’esprit l’image d’Enzo Rocco improvisant au bottle-neck avec la guitare à plat sur les genoux, tout en produisant des bruits d’oiseaux avec deux appeaux dans la bouche et un troisième dans une narine… Comme on dit, « sérieux s’abstenir ».

Au-delà du concert et de toute l’originalité et la créativité que véhicule la musique interprétée ce soir, on peut aussi apprécier l’intérêt de la démarche proposée aux musiciens par Le Cri du Port : cette semaine de résidence leur permet de travailler leur répertoire et de proposer au public une musique au plus près de sa création.

Un trio à découvrir.