Chronique

Patrice Caratini Jazz Ensemble

From the Ground

Label / Distribution : Le Chant du Monde

Lorsqu’on a beaucoup voyagé, qu’on s’est longtemps immergé dans les racines et le patrimoine, on éprouve parfois le besoin de s’arrêter et d’exprimer son propre univers. Après de récentes relectures riches et ambitieuses de Louis Armstrong et de Cole Porter dans les albums Darling Nellie Gray et Anything Goes, Patrice Caratini choisit cette fois de présenter ses propres compositions. Dix-huit pièces composées à des périodes très différentes, certaines datant de vingt ans, d’autres nées en studio au moment de l’enregistrement. Dix-huit pièces regroupées en cinq suites aux titres éclectiques : « From the Ground », « Antillas », « Petite suite pour Django », « Cinq miniatures pour tuba », « … »Bleue comme une orange« … ». Pour cela, Patrice Caratini s’est entouré de son Jazz Ensemble, qui regroupe bon nombre des meilleurs représentants du jazz hexagonal - incroyable big band dont la quasi-totalité des membres sont également des solistes majeurs. Comme si cela ne suffisait pas, comme si le talent bouillonnant risquait encore de ne pas être assez dense, Caratini s’adjoint la présence de quelques invités dont L’Orchestre Imaginaire Ensemble Instrumental de Moselle, avec lequel il a déjà collaboré en 2003 à l’occasion du Frank Zappa Memorial Barbecue.

A l’image des titres des suites et de l’hétérogénéité de morceaux issus de périodes, projets et rencontres différents, écouter ce disque, c’est se hasarder dans un monde de surprise et d’émerveillement, d’audace ludique, d’inventivité débridée, entre la course-poursuite la plus endiablée et le repos salvateur.

L’ouverture « From the Ground - Temps un » est à ce titre exemplaire : la composition débute assez traditionnellement par une improvisation modale de saxophone autour d’une simple section rythmique, donnant ainsi à l’auditeur l’illusion de se trouver en terrain connu. Mais rapidement des hordes de cuivres font leur apparition à coups de riffs secs et puissants qui vont jusqu’à couvrir le soliste. Celui-ci se défend en essayant d’atteindre les cimes ultimes de son registre, qui le mettraient hors de portée des coups de boutoir du reste du big band. La théâtralisation de la musique est ici évidente, et telle une tragédie antique masquée dans une joute musicale permanente, bien malin qui prétendrait deviner lequel l’emportera, du soliste ou du big band… Après cet âpre combat vient la trêve : « From the Ground - Temps deux » oscille entre Pierre et le Loup et Tex Avery selon que l’on est davantage sensible à l’introduction mystérieuse digne de Prokofiev ou à la conclusion menée par les trompettes bouchées aux thèmes cartoonesques.

Le reste du disque est tout aussi grandiose, chaque morceau ou presque révélant à qui sait l’entendre des merveilles d’originalité : dans « From the Ground - Temps trois », des riffs de cuivres incroyablement rapides et dynamiques rappelant des cavalcades haletantes en noir et blanc dans les rues désertes du New York des années cinquante. Dans « Antillas - Santa Maria », la guitare saturée et écorchée, qui n’a vraiment rien d’antillais, de David Chevallier. Dans « Antillas - Pinta », un incroyable solo de banjo de plus en plus out, sur le fil du rasoir au milieu d’une ligne de basse très caribéenne et d’ostinatos de cuivres qui se métamorphosent subitement en riffs de salsa. Dans « Française » (faisant partie de la « Petite suite pour Django »), de superbes harmonisations au service d’une ballade solennelle et respectueuse… Cessons-là les énumérations tant il y a à voir et à entendre. Car ce disque se révèle extrêmement visuel, théâtral, voire cinématographique, et Caratini parvient à hisser son Jazz Ensemble à la quasi-perfection, dans l’écriture comme dans les parties improvisées, dans la finesse comme dans la dynamique sonore.

« From the Ground » s’écoute et se réécoute sans jamais lasser, telle une oeuvre qui révèle à chaque fois une nouvelle dimension jusque-là insoupçonnée. Indispensable.

par Arnaud Stefani // Publié le 18 octobre 2004
P.-S. :

Patrice Caratini (cb, dir), André Villéger (saxes, cl), Matthieu Donarier (saxes, cl, cl basse), Rémi Sciuto (saxes, fl), Claude Egea (tp), Pierre Drevet (tp), Denis Leloup (tb), François Bonhomme (cor), François Thuillier (tuba), David Chevallier (g, banjo), Alain Jean-Marie (p), Manuel Rocheman (p), Thomas Grimmonprez (dm), Bastien Stil (tuba). Invités : Thierry Caens (tp), Eric Vinceno (el b), Jean-Claude Montredon (dm), Sébastien Quezada (perc), L’Orchestre Imaginaire Ensemble Instrumental de Moselle