Tribune

Carnet de route en Russie : Bruno Tocanne


Cette tournée en Russie s’annonce au moins aussi intense que celle de l’an passé, à la même époque et avec le même I.Overdrive trio en hommage à Syd Barrett. Le souvenir d’un public varié, nombreux et, surtout, d’un enthousiasme qui, avec la générosité des organisateurs, nous avait poussés à nous dépasser, est encore vivace.

22 novembre 2010

J - 1 avant une tournée en Russie qui s’annonce au moins aussi intense que celle que nous avons faite l’an passé à la même époque avec ce même I.Overdrive trio  [1]. Le souvenir d’un public varié, nombreux et, surtout, d’un enthousiasme qui, avec la générosité des organisateurs, nous avait poussés à nous dépasser, est encore vivace.

Photo B. Tocanne

Lorsque Iouri Lnogradski, jeune producteur infatigable et passionné, nous a proposé de rejouer dans son festival Muz’Energo à Dubna, 132 km ou trois heures de voiture au nord de Moscou) nous n’avons pas hésité une seconde à nous remettre à l’ouvrage : des mois de boulot - en dehors des répétitions - pour organiser une nouvelle tournée en Russie, entre discussions sur les contrats et les dates, recherche de partenariats sans lesquels il est impossible d’envisager un tel projet [2], organisation du planning, demandes de visas…

A noter en passant l’absence totale d’aide des institutions culturelles françaises en Russie, dont certaines nous ont dit l’an passé préférer consacrer une soirée au « Beaujolais nouveau »… Alors même que depuis quelques années ce sont les artistes eux-mêmes qui doivent prendre tous les risques en avançant le prix des billets d’avion, en remplissant les dossiers de demandes d’aides, en discutant avec les organisateurs - bref, tout étant déjà organisé, on pourrait imaginer que les structures culturelles françaises fassent un geste en recevant des musiciens français qui, de toute façon, seront sur place… C’est en tous cas ce qui se passait avant que les gouvernements successifs [3] ne décident de supprimer un certain nombre de crédits et de ne plus s’occuper que de « l’industrie musicale »… [sic]

Nous arriverons le 26 novembre 2010 vers 16h30 à Moscou ; puis direction le festival Muz’Energo, qui rassemble cette année toutes les formations ayant marqué le festival ces dix dernières années. Concerts, master classes, rencontres sont prévus les 26, 27 et 28 novembre. A notre arrivée nous devrions nous rendre directement au Théâtre du Festival afin de rencontrer des musiciens russes et anglais. Le 29, retour à Moscou en voiture et concert à la “Cactus Cave” ; le 30, ce sera au Polytecnical Museum (il s’agit là aussi d’un festival). Le 1er décembre est prévue une soirée informelle de rencontre entre de nombreux musiciens moscovites au « Bilungua club ». Le 2 nous prendrons l’avion direction Ekaterinburg pour un concert le soir au Théâtre National du « Stand Up », puis à nouveau Moscou le 3 : concerts à l’« Olympiada 80 » le 3, au Jewish Cultural Center le 4 et au « FAQ Café » le 5. Le 6 décembre retour à Lyon pour Philippe Gordiani et Rémi Gaudillat. Voyage vers Istanbul pour rejoindre Alain Blesing en ce qui me concerne.

Photo B. Tocanne

Debout à 5h, enregistrement à 7h30, arrivée à Moscou vers 17h heure locale et voiture jusqu’à Dubna pour une arrivée sur le site du festival vers 21h !
Les embouteillages de Moscou ne sont pas une légende, l’impression d’avoir fait 3 fois le tour d’une gigantesque agglomération…

Accueil très chaleureux de l’équipe du festival et direction les loges où nous tombons sur Senem Diyici et Alain Blesing tout juste avant leur concert ! Nous rencontrons également à nouveau les musiciens catalans (dont un joueur de vielle à roue) avec qui nous avions partagé la scène l’an passé (Acoustic Quartet) ainsi que la chanteuse de Toronto Sienna Dahlen [4] qui s’avère avoir fait ses études musicales avec Quinsin Nachoff, avec qui je joue souvent et ai enregistré le disque 5 new dreams ! Un groupe anglais a dû annuler sa tournée pour cause de refus de visa, ce qui risque toujours de nous arriver…

Fin de concert puis restaurant et repas local avec tous les musiciens et l’équipe du festival avant de rejoindre notre hôtel, typique des pays de l’est : immense hall d’accueil vide et froid, couloirs démesurés, chambres vétustes et pas de connexion internet…. Malgré tout j’avoue être sensible au charme de ce type d’hôtel très années 70. On retrouve les mêmes aussi en Turquie ou en Algérie. Je ne déteste pas non plus l’absence d’obséquiosité du personnel.

Toujours heureux de retrouver l’ambiance très particulière des pays slaves ; peut-être est-ce lié au fait que ma grand mère est née à Odessa ? En tous cas, je me sens toujours plus proche de cette culture que de celle des Américains du nord ou des pays du Sud-Est de l’Asie, où nous avons joué en 2009.
Demain, balance à 15h, concert à 21h.

Photo B. Tocanne

27 novembre 2010

Petit déjeuner chez l’habitant en compagnie de Iouri. Dubna est une ville entièrement construite dans les années 70 pour des chercheurs en nucléaire… Pas de centre ville historique, donc… Un quartier de villas réservées aux scientifiques, là où nous sommes, et des barres d’immeubles, dont beaucoup en briques. Le tout sous la neige. Un petit déjeuner d’ailleurs pantagruélique, assis sur des coussins autour d’une table basse supportant toutes sortes de pâtés (sandwiches) au fromage, oignons, feuilles de pavot, bananes… Le tout servi avec toutes sortes de thés, dont du thé noir. Une dizaine de personnes sont présentes et la conversation a lieu tant bien que mal en anglais ; toutes sont d’une extrême gentillesse. Iouri nous raconte ses interventions en tant que volontaire pour éteindre les feux qui se sont déclarés près de la ville l’été dernier et insiste sur l’incompétence du gouvernement, l’impression qu’on les a laissés livrés à eux mêmes. Je lui ai proposé de leur envoyer Sarkozy, mais il n’a pas eu l’air emballé non plus…

Petite pause avant le repas de midi puis balance sur le lieu du festival : une salle municipale avec d’un côté le terrain de sport, de l’autre la salle de concert. L’an passé nous avions joué dans l’ancien théâtre de Dubna, magnifique bâtiment assez typique, mais dont l’acoustique était pour le moins difficile. Cette fois la salle est récente et sans âme, sorte de blockhaus style années 70, mais l’acoustique semble bien meilleure.

Discussion ce matin avec Iouri sur l’avenir du festival ; comme je l’entends trop souvent dire en France, se pose la question d’un changement d’orientation pour organiser des événements plus médiatiques, faute de moyens suffisants pour faire vivre un tel festival plutôt axé sur la création… La crise (enfin, celle qu’on veut bien nous vendre) frappe partout, et les politiques culturelles ne sont pas une priorité pour les gouvernants, ici comme ailleurs, ni, en matière de création, pour les sponsors… Mais, éternel optimiste, je me réjouis à l’avance du premier concert de cette tournée !

Il faut que je trouve un moyen de me connecter pour envoyer cette « chronique », j’ai une piste… A suivre.

27 novembre 2010 - soir

Un festival en salle, c’est aussi des heures d’attente sur place, ici dans une loge collective et surchauffée… Une heure de balance vers 16h et notre concert après les trois autres, vers 21h30. Jamais très envie d’assister aux autres concerts en entier, concentration oblige. Alors on traîne entre backstage, loge, petit tour dehors… Un peu de vodka pour se motiver et hop… c’est parti ! Le trio demande une énergie considérable, on ne peut pas tricher avec ce type de formation proche des musiques psychédéliques, où l’écriture est réduite à sa plus simple expression ; il faut se lancer à corps perdu dans l’aventure, ce qui n’est pas pour me déplaire… Bon retour du public, de plus en plus enthousiaste à mesure que le concert avance ; aucune lassitude de sa part, après trois heures de musique ou presque, malgré nos craintes. Il ne s’agit pas ici de « spécialistes » un peu blasés, mais d’une assistance variée et prête à s’enthousiasmer pour peu que les musiciens lui donnent le maximum sans tricher. Salutaire !

Ai dû jouer sans trompette dans mon retour, malgré l’heure passée à faire une balance et en dépit de mes signaux désespérés au sonorisateur, et on a oublié de mettre le retour de Philippe en place sur scène… Mais, passées quelques minutes déstabilisantes, nous avons fini par trouver un son de groupe quand même ; cela nous a permis de développer la musique du trio qui, au fil des concerts, est de plus en plus ouverte.

Chaque fois que je vais jouer à l’étranger je fais le même constat : il n’existe de barrières esthétiques étanches que dans l’Hexagone… Ici comme dans de nombreux pays européens, il est assez naturel de mélanger les genres au sein d’un même festival (qui, par ailleurs, ne porte pas obligatoirement l’appellation « jazz ») ; il est aussi très courant de jouer dans des clubs ou sur de petites scènes qui, d’un jour sur l’autre, accueillent aussi bien du rock, de la techno, du jazz ou de la world music. Ce qui permet de rencontrer des publics très variés et de tous âges. A méditer…

Les bords de la Volga à Dubna le matin, 29/11/10, photo B. Tocanne

28 novembre 2010

Il a encore neigé et la température a chuté… Nouveau périple en voiture pour rejoindre le même appartement qu’hier pour le petit déjeuner. Nous sommes cette fois une bonne dizaine autour de la table basse. Nous y rencontrons le trio suisse Playstow, arrivé hier soir, et que nous entendrons ce soir. Leurs bagages en soute ne sont pas arrivés en même temps qu’eux… Je prête volontiers mes baguettes au batteur et Philippe une de ses pédales d’effet au guitariste. Ils connaissent, bien sûr, Samuel Blaser (mais qui ne le connaît pas…)

Nous avons un peu de mal à obtenir des informations sur le programme de la journée ; il va falloir faire le point sur le reste de la tournée car il semblerait qu’il y ait quelques changements. On prend toujours un risque avec ce type de tournées, mais ici tout marche à la confiance et non sur contrat écrit. Cela peut paraître inquiétant mais si je fais le bilan, il s’avère positif à de rares exceptions près. S’il arrive en France que la parole donnée par les organisateurs ne soit pas respectée, voire que le contrat soit annulé au dernier moment, force est de constater que ce n’est jamais le cas dans des pays pourtant beaucoup moins bien dotés en moyens et structures. A l’étranger, le seul réel problème que j’aie rencontré récemment est venu d’un gros festival de jazz en Corée qui, par mesure de rétorsion parce que nous avions accepté d’autres concerts dans le pays, nous a retiré une somme assez conséquente du tarif initial… alors que nous n’avions pas signé de contrat d’exclusivité.

Pas d’inquiétude réelle, donc, pour le reste de cette tournée russe ; je sais que Iouri fera le maximum pour tous les musiciens qu’il a fait venir.

Nous partons demain pour Moscou ; aujourd’hui ; master class à l’école de musique….

Moscou le matin, 29/11/10

29 novembre 2010 – matin

Moins 18°C cette nuit lorsque nous sommes rentrés du restaurant où les musiciens et toute l’équipe du festival ont dîné chaque soir après les concerts… Les fenêtres de ma chambre d’hôtel sont totalement givrées à l’extérieur mais le soleil brille sur la Volga, quelques mètres plus bas.

Hier, journée quasi « off » pour nous, ce qui m’a permis d’aller me connecter dans un restaurant avec wifi, de lire enfin mes messages et de constater combien je suis devenu dépendant du Web. Cela m’a aussi permis d’écouter les quatre concerts de la dernière soirée du festival de Dubna, dont Sienna Dahlen - à la prestation de qui j’ai assisté sur le bord de la scène, et qui m’a beaucoup touché. Seule avec sa guitare, ou derrière son piano, une émotion réelle et sincère, un voix superbe sans fioritures, quelque part entre Radiohead et Joni Mitchell, pop et jazzy… Très envie pendant son concert d’être présent en tant que musicien, ce qui est un signe d’adhésion, en ce qui me concerne.. Je suis impatient d’écouter Verglas, enregistré avec des musiciens dont Quinsin Nachoff m’a beaucoup parlé : le violoncelliste Andrew Downing et le batteur (installé en France - NDR) Karl Jannuska. Après deux guitaristes russes et un pianiste-percussionniste (un père et ses deux fils, une quinzaine d’enfants à eux trois), dont j’avoue ne pas avoir retenu grand-chose, son concert était un véritable bol d’air frais.

Je n’étais pas au bout de mes surprises puisque, ensuite, officiaient sur cette même scène les deux Suisses et le Français de Plaistow… Incroyable trio de jeunes musiciens avec basse (électrique), batterie, piano, d’une cohésion sans faille, d’une grande liberté de ton, pour une musique inattendue, énergique et généreuse ! Une sorte de techno (au sens noble du terme) mais jouée en acoustique et parfaitement assumée. On y trouve à la fois du Steve Reich, des passages free, du groove, de l’acid jazz, le tout joué avec une dramaturgie très bien menée qui fait que l’on ne s’ennuie pas une seconde, malgré le côté volontairement répétitif de la musique. Un de ces bassistes électriques qui me réconcilient avec cet instrument, un pianiste hors norme qui ne sombre pas dans les clichés du genre, un batteur à la fois efficace et capable de nuances et de prises de risques, voilà qui est salutaire ! Si on ajoute leur grande complicité et un enthousiasme communicatif, on imagine facilement à quel point le public s’est laissé, comme nous, embarquer dans cette aventure. Et, ce qui ne gâche rien, ils ont beaucoup d’humour. Ils sont basés à Genève, je vais tenter de convaincre les rares structures de diffusion lyonnaises de les programmer bientôt.

Rendez vous à midi heure locale pour aller à Moscou en voiture, concert ce soir dans un club que je ne connais pas encore… Surprise !

Le soir, après le concert

Arrivée à Moscou dans l’après midi non sans les inévitables embouteillages ; la température oscille entre –15 et –20 °. Le chauffeur taxi s’énerve en russe car il ne trouve pas notre hôtel malgré les indications données, j’oublie ma housse de baguettes dans sa voiture, et la personne qui doit venir nous chercher n’est pas là… Obligation de téléphoner à l’organisateur pour tenter de débloquer la situation. Pendant ce temps Rémi cherche sur son ordinateur des infos sur le « Cactus Club » en question, et nous nous rendons compte avec consternation qu’il s’agit d’un loft tenu par la personne qui qui nous avait si mal reçus l’an dernier à Moscou, le seul concert à oublier de cette tournée (de ce point de vue) !
La fatigue du voyage aidant (encore quatre heures de routes verglacées) la tension monte d’un cran, l’heure tourne, mais nous acceptons finalement d’y aller en métro (il est déjà 19h et nous devons jouer à 20h) avec la guitare, les cymbales, la trompette et nos sacs, à condition qu’ils s’engagent à nous ramener en voiture ou en taxi. Même si le métro est un endroit magnifique, la pilule est un peu amère car nous allons arriver pile à l’heure du concert, il fait très froid et nous sommes fatigués.
Une batterie rock’n roll, des baguettes rapiécées, un ampli vintage, pas de balance et c’est reparti…

Demain nous espérons visiter la place Rouge avant de retrouver trois autres groupes au festival du Musée Polytechnique de Moscou.

30 novembre 2010

Petit déjeuner à la russe ce matin : salade (avec beaucoup de chou), saucisse avec riz, café instantané. La température n’arrête pas de chuter et un vent glacial balaye les grandes artères, qui ne désemplissent pas. Pas d’heure creuse pour la circulation, a priori ; une odeur prenante de gas-oil, comme celle qui m’avait frappé à Odessa. On ne tient pas plus de 10 minutes dehors et ce malgré des habits plus faits, en ce qui me concerne, pour les sports d’hiver que pour les balades en ville.

Nous avons dû à nouveau prendre le métro moscovite (toujours bondé, très profond sous terre avec de très longs couloirs) avec notre matériel pour nous rendre au Musée Polytechnique où nous devons faire une balance pour le concert du soir. Pas évident de demander des renseignements sans parler la langue et tout est bien sûr écrit en cyrillique, mais avec un plan nous arrivons à trouver une station près du musée qui pourtant se révèlera, après réception d’un SMS de l’organisateur - en retard pour cause d’embouteillage - ne pas être la bonne. Un peu de marche en plein blizzard au milieu d’une circulation plus que dense et nous voilà arrivés à ce musée qui jouxte l’ancien immeuble du KGB…. Superbe bâtiment de style néo-russe et néo-byzantin abritant donc un musée qui rend hommage aux réalisations technologiques de l’URSS. La salle de concert, en étage, est une sorte d’amphithéâtre de type Assemblée nationale, et on peut sans hésiter qualifier les escaliers qui y mènent de majestueux !

Musée Polytechnique - Fresque, intérieur du musée

Tout le matériel de sonorisation est venu en voiture de Dubna, ainsi que la batterie… mais sans la caisse claire, oubliée. Heureusement le batteur de Plaistow, qui n’a toujours pas récupéré ses bagages, a gardé la sienne avec lui. Iouri m’a rapporté mon sac de baguettes, récupérées dans le taxi où je les avait oubliées : je vais pouvoir les prêter à ce batteur… Bref, tout rentre dans l’ordre et les balances vont pouvoir commencer avec un peu de retard, mais sans problèmes majeurs. En plus de Plaistow je retrouve Alain Blesing, Senem Diyici et les musiciens catalans, avec qui nous confrontons nos différentes expériences.

A nouveau des heures dans les loges car chacun doit faire sa balance à tour de rôle. Interview TV de Philippe Gordiani pour le trio. Alain et Senem doivent prendre le train le soir même ; ils jouent donc en premier avant de filer en catastrophe, puis nous entamons notre set avant de laisser la place aux Catalans et au groupe franco-suisse. J’en profite pour faire des photos, puis une petite sieste réparatrice dans la loge, installé sur quatre chaises inconfortables. Les loges étant sonores et proches de la scène, je peux être bercé par la musique de mes collègues, ce qui n’est pas désagréable. En revanche, mes tentatives pour aller fumer dehors s’avèrent éprouvantes ! D’abord, remettre toutes les couches de vêtements, puis affronter les éléments sans pouvoir mettre un des deux gants… on renonce assez vite !

Après, il faut penser à récupérer toutes ses affaires, matériel, vêtements, disques, régler toutes les détails administratifs, préciser le planning du lendemain, s’organiser pour rentrer à l’hôtel (en voiture cette fois, ouf !) ; enfin nous retraversons Moscou pour aller déposer le matériel, avant de ressortir aussitôt pour dîner. Il est près de minuit et nous n’avons pas mangé avant de jouer. Blinis au saumon et gâteau au fromage blanc pour terminer cette journée.

Salle de concert du Musée Polytechnique

Demain il fera encore plus froid (dixit nos amis russes) donc je vais peut-être remettre la visite de la Place Rouge… Nous avons rendez vous à 17h dans un club branché et la soirée s’annonce pleine de surprises puisque des rencontres entre musiciens et avec des organisateurs de concerts russes sont prévues…

1er décembre 2010

Après une fin de matinée dans un café internet, le froid et la fatigue m’ayant définitivement coupé l’envie de prendre le métro pour une balade sur la Place Rouge (j’irai un autre jour), j’ai traîné une demi-heure dans le quartier de l’hôtel près de la gare routière avant de rentrer me réchauffer dans ma chambre (il fait autour de - 23°), dormir, prendre une douche en attendant le rendez-vous en fin d’après-midi pour le « Bilingua ». Un café concert assez branché, sur plusieurs niveaux, où nous étions invités à participer à une sorte de débat sur la place du jazz en Russie, entre « musiques commerciales » et « musiques de création », le tout en russe, mais avec un(e) traducteur(trice) à côté de chaque représentant des trois groupes en présence. On retrouve donc notre trio franco-suisse et le groupe catalan Kaulako, dont j’ai oublié de dire combien leur joueur de vielle à roue était impressionnant en toutes circonstances, j’en aurai encore la preuve ce soir.

Moscou - Photo Bruno Tocanne

Parmi les intervenants, outre Iouri, à qui on ne saurait trop rendre grâce de faire en sorte que tout ça soit possible, je retrouve le programmateur du festival de jazz d’Odessa qui m’avait invité avec Catherine Delaunay et où nous avions joué avec le pianiste ukrainen Yuri Kusnetsov. Impossible de rapporter ce qui s’est réellement dit : les traductions sont faites à voix basse pour les intervenants non russophones et je suis resté dans le public… Après cette mise en bouche, la quasi-totalité des musiciens des trois groupes, excepté le contrebassiste du groupe catalan et moi-même, improviseront ensemble pendant un long set. Il était prévu une rencontre avec des musiciens moscovites mais visiblement, ils ne sont pas là. Le froid et les embouteillages peut-être ? Etrange alliage entre les musiciens de Plaistow, le joueur de vielle à roue catalan, Philippe Gordiani, Rémi Gaudillat, qui ne quitteront pas la scène, et deux autres des membres du groupe Kaulako, qui interviendront de temps à autre. Un concert plutôt binaire, mais sans les poncifs qui vont généralement avec. Le bassiste de Plaistow a réellement un son incroyable sur sa fretless et un jeu à la fois free et groovy, sans démonstrativité ni esbroufe ; un musicien sincère, énergique et à l’écoute des autres (rare !) Quelques passages free d’une grande intensité, un joli duo vielle à roue/trompette, beaucoup de passages à la sauce Miles, un Gordiani en verve et le clavier de Plaistow improvisant en chantant, voilà qui ne manquait pas de charme.

Retour en taxi. Toujours autant d’embouteillages ; la responsable culturelle de l’ambassade suisse, qui vit à Moscou depuis six ans, dit que ça se calme entre 4 et 6 heures du matin…

Demain debout à 5h30, direction l’aéroport de Moscou : nous allons à Ekaterinburg.


2 décembre 2010

Je n’ai pas pu trouver de connexion, ni hier ni aujourd’hui, j’espère pouvoir tout envoyer demain de Moscou…

Arrivée à quelques milliers de kilomètres à l’est de Moscou vers midi heure locale (on encore perdu deux heures par rapport à Moscou, qui a déjà deux heures de décalage avec la France). Tout est blanc, beaucoup de neige ; la température oscille entre –25 et –27°. Nous roulons sur des routes totalement gelées et non déneigées mais tous les véhicules - et il y en a énormément - semblent équipés et habitués à ces conditions de circulation. Là encore, circulation très dense ; nous avançons au pas. Arrivée vers 16h au club de jazz où nous sommes censés faire un soundcheck. Plein centre, au sous-sol d’une sorte de Multiplexe, une salle assez spacieuse avec une petite scène équipée et une batterie récente. Mais une fois sur place, attente, attente, attente (c’est devenu habituel, mais ça surprend toujours autant)… pour finir par apprendre que tout compte fait, il n’y aura pas de balance. Un groupe de jazz russe jouera en première partie, et nous n’aurons qu’à voir ça vite fait après leur concert… Impossible de discuter, la langue et la fierté russes nous en dissuadent ; nous optons pour un nouveau périple en voiture jusqu’à notre appartement. J’ai un super lit dans la cuisine, Rémi et Philippe se partageant une fois de plus une chambre alors qu’il était bien précisé que nous en souhaitions au minimum trois… Il est très important, surtout en tournée, de pouvoir s’isoler au moins une fois pas jour le soir dans sa chambre, mais visiblement, il s’agit principalement pour les Russes de faire des économies sur tout, les conditions de vie et de travail étant extrêmement difficiles.

Le temps de récupérer une heure ou deux après notre très courte nuit et nous voilà repartis pour le club : presque une heure dans les embouteillages. Je ne citerai pas le nom du quartet dirigé par un tromboniste russe qui a massacré allègrement des standards parmi les plus éculés en première partie… Du coup nous sommes un peu inquiets pour la suite, d’autant que le public à l’air d’apprécier et que nous ne jouons pas précisément ce type de jazz. Ajoutez à cela que le club se la joue « à l’américaine » : tarifs prohibitifs, gros bras à l’entrée, repas coûteux, serveuses en pagaille (nous avons appris que s’il y a autant de personnel partout c’est qu’il ne coûte pas grand-chose en salaire…), une animatrice pour l’ambiance, des écrans vidéo, etc… Bref, nous n’en menons pas large ; allons nous nous faire jeter par le patron, le public, les deux ?

Moscou - Photo Bruno Tocanne

Personne ne nous a accueillis, ni présentés à qui que ce soit, mais peut-être est-ce parce que nous avons gardé nos vêtements ? Notre accompagnatrice–traductrice nous explique en effet que c’est très impoli, qu’il faut ôter son manteau et le garder à la main quand on entre quelque part. Mais je m’égare. Ce club ressemble à de nombreux autres, au sein desquels j’ai vu le même type de comportements. Un club privé, sélect, où le jazz n’a droit de cité que parce que le patron est persuadé que ça fera venir une clientèle aisée (on ne parle plus de public, mais bien de clientèle), et où les musiciens sont considérés comme du « petit personnel » à qui on n’offre même pas un verre d’eau.

À peu près 30 secondes de balance et c’est reparti pour un nouvel hommage à Syd Barrett. Et là la surprise est de taille, à la mesure de notre inquiétude : le public présent, comme celui de tous les types de lieux où nous avons joué ici (festivals, café-concerts…), répond avec enthousiasme, une fois la confiance établie et pour peu qu’on fasse preuve de générosité. Et ce public qui nous porte, qui ne reste jamais indifférent, nous pousse à chaque fois à nous dépasser, ce qui est un plaisir partagé assez intense. Dire que chez nous, certains affirment encore que, ne relevant pas du jazz consensuel [sic], et n’étant pas accessible à tous [re-sic], nos projets n’ont aucune chance d’être présentés à un public qu’ils considèrent comme leur appartenant (« mon public n’est pas prêt à recevoir votre musique »)…

Pour finir nous devrons payer nos boissons (pas de cadeaux, business avant tout) et le taxi prévu pour nous ramener est là cinq minutes après la fin du concert (à cause des conditions atmosphériques, ils sont très difficiles à trouver), pas le temps de traîner ni de boire une bière tranquille ; et toujours pas de connexion internet. Il n’y en a pas plus dans ma chambre-cuisine avec vue sur la cité.

Demain nous reprenons l’avion pour Moscou, départ 13h, arrivée 13h30 - décalage horaire oblige -, puis concert le soir.

3 décembre 2010

J’ai pris des photos d’Ekaterinburg, mais avec mon téléphone (je suis trop chargé et j’ai trop trop froid pour sortir mon appareil photo), or, je n’ai pas la clé usb qui permet de lire les mini-cartes sd… Nous avons pris l’avion en fin de matinée ; survol de la campagne russe, blanche, plate et quasi désertique. A Moscou la température remonte d’une dizaine de degrés pour atteindre –15°, ce qui paraît presque doux à la sortie de l’avion. Plus de neige, à nouveau des embouteillages mais Iouri est venu nous chercher ; il nous emmène sans passer par l’hôtel, avec nos valises, au club « Olympiada 80 », visiblement aménagé dans un des immenses bâtiments construits pour les JO.

Deux mots à propos de Iouri, qui a tout organisé sur place et doit se battre sur tous les fronts, jonglant avec les annulations, changements de programme, problèmes d’avions, de taxis, d’hôtel, de matériel… le tout avec une très petite équipe, faute de moyens. Il me fait penser à ceux qui, en France, ont porté le jazz et les musiques improvisées à bout de bras avec la même passion, la même absence de moyens et de reconnaissance institutionnelle, et dont nous nous sentions très proches car unis par les mêmes passions. Dire que certains d’entre eux sont devenus des sortes de « barons » impossibles à contacter pour qui ne fait partie du « réseau », et qui font la pluie et le beau temps en matière de programmation ! J’espère qu’il ne deviendra pas comme eux, qu’il gardera la foi et, surtout, la confiance dont il fait preuve envers les musiciens qu’il choisit sur des critères artistiques et humains et non pas sur leur « médiatisation », le fait qu’ils aient gagné à un concours ou accumulé des diplômes prestigieux, comme c’est de plus en plus le cas en France.

Concert encore un peu étrange ce soir ; pas d’accueil des tenanciers, club privé oblige, boissons et repas payants pour les musiciens, ambiance « club »… Heureusement, nous avons un sonorisateur très sympa et compétent (Sacha) qui est le seul à se préoccuper de nous.

Une grosse batterie avec un son jazz rock des années 80, un gros ampli de guitare et une bonne sonorisation de la trompette ont fait que nous avons envoyé du lourd ! Une fois de plus, ce n’était pas gagné car le public (des clients du club, en l’occurrence) semble ignorer totalement ce qui va se passer sur scène. Pas d’annonce, pas de présentation, et en plus, nous avons décidé de ne rien expliquer avant de jouer. Comme hier soir, surprise : personne ne proteste ni ne s’en va en courant (!). Bien au contraire, l’accueil est chaleureux et beaucoup de gens viennent nous remercier, dont un fan de Syd Barrett qui nous avait déjà entendus l’an dernier et qui apprécie que nous sortions cette musique « underground » du sous-sol… Pour moi qui ai écouté Syd Barrett à la fin des années 70, il est toujours étonnant que des gens aussi jeunes (il l’est) considèrent encore Barrett comme « underground » ; d’un autre côté, c’est justement ce qu’il y a de plaisant à jouer cette musique qui, ayant traversé le temps, touche des publics de tous âges quel que soit le pays. Nous avons voulu garder le côté folk, pop song assez dépouillé, voire naïf, des thèmes de Syd Barrett mais en développant chaque morceau sans rien nous interdire au niveau de l’improvisation, et notre rapport au jazz se retrouve évidemment dans cette idée de Philippe Gordiani.

Quartier sympa, petits marchés dans la rue mais il fait déjà nuit à 16h30, donc photos pas faciles…

Demain nous jouons au Jewish Cultural Center de Moscou.

Le Goum / Photo Bruno Tocanne

4 décembre 2010

Ça y est, j’ai enfin pu me promener sur la Place Rouge ! Nous nous sommes levés de bonne heure et avons profité de la température clémente (-2°)… La Place Rouge enneigée (voir boueuse, parfois) valait le déplacement. Je m’y suis promené une bonne heure pendant que mes deux collègues allaient visiter le tombeau de Lénine. A part une sorte de patinoire à la Walt Disney en plein milieu qui gâche un peu le paysage, c’est tout de même assez grandiose et chargé d’histoire. Mais vous trouverez ça dans tous les bons guides touristiques… Pour me réchauffer, j’ai ensuite été faire un tour au Goum qui, construit en 1893, sera un des plus grands passages commerçants d’Europe avant de devenir un grand magasin d’Etat sous le Communisme. Actuellement, comme dans toutes les capitales européennes, ce bâtiment gigantesque n’abrite plus que des boutiques de luxe…Aucun intérêt pour ma part sauf en ce qui concerne son architecture, toute en arrondis et verrières.

Nous avons dégotté un restaurant dans un théâtre près de la Place Rouge et j’ai enfin pu manger du caviar, servi dans une sorte de crème un peu sucrée.
Retour à l’hôtel pour une heure de calme avant qu’on vienne nous chercher à 16h. Comme depuis le début de cette tournée, personne ne sera là à l’heure dite. Vers 17h nous commençons un peu à nous inquiéter, mais quelqu’un finira par arriver vers 17h30. En revanche, on nous dit de nous rendre sur place en métro (encore !) car impossible de circuler un samedi en voiture… Ce qu’on ne nous dit pas, c’est si c’est près d’une station de métro… Or, il y en a bien pour un quart d’heure de marche avec cymbales, baguettes, guitare, trompette, etc. Le tout à fond la caisse (et les Moscovites marchent très vite !). Je suis arrivé au Centre Culturel Juif totalement en nage, bien que Rémi m’ait aidé à porter les cymbales. Il faut tout de suite attaquer la balance ; la batterie ne paye pas de mine, la grosse caisse est bourrée de chiffons, les peaux sont déréglées mais avec un peu de boulot elle finit par sonner pas si mal et le sonorisateur, une fois encore très sympa et compétent, fera en sorte que nous ayons un son très correct sur la scène.

La place Rouge / Photo Bruno Tocanne

Cette fois nous sommes enfin accueillis normalement, c’est à dire avec une certaine chaleur, par la personne que j’avais rencontrée à Odessa et qui nous présentera longuement en russe avant le concert. Alors que nous sommes déjà sur scène, j’attrape au vol quelques bribes de son discours « Syd Barrett, Interstellar Overdrive, Pink Floyd » sont cités en anglais et je comprends vaguement qu’il parle de mon concert à Odessa avec Yuri Kusnetsov. Il a visiblement bien étudié sa présentation, à la fois sur Barrett et sur nous, mais il faut dire qu’il est journaliste pour Radio Moscou, en plus d’être physicien. Le public est nombreux, varié (toutes générations) et très chaleureux. Nous avons ce soir enfin le concert pour nous seuls (les autres concerts étaient le plus souvent des plateaux à plusieurs) : nous pouvons prendre le temps de développer notre musique. Notre meilleur concert avec celui du festival de Dubna ! Dans les deux cas le confort du son et l’accueil des organisateurs (que ce soit à notre niveau ou à celui du public) y ont été pour beaucoup. On ne se rend pas toujours compte à quel point ces deux paramètres jouent un rôle crucial pour les musiciens improvisateurs et pour le public.

Comme nous avons joué tôt, nous avons droit à une vraie soirée tranquille, ce qui me permet d’écrire cette chronique à une heure décente ; et demain matin pas de réveil ! Demain c’est aussi notre dernier concert en Russie, au FAQ club de Moscou. Je m’envole le lendemain pour Istanbul où je suis invité à jouer avec Senem Diyici et Alain Blesing… Encore une aventure inédite !

La place Rouge / Photo Bruno Tocanne

Deux anecdotes me reviennent après coup : Rémi Gaudillat et Philippe Gordiani coincés entre deux étages de l’hôtel à Dubna, jusqu’à ce qu’un dépanneur vienne les secourir, et moi leur parlant dans l’interphone pour qu’ils ne s’inquiètent pas trop… Et Sergueï, un des volontaires de l’équipe du festival, qui oublie de nous ramener à l’hôtel après un concert car il était en train d’expliquer passionnément notre musique à sa copine… Ce soir-là, du coup, nous avons appris qu’il était possible de héler n’importe quelle voiture privée et de proposer de payer la course.

5 décembre 2010

C’est à l’aéroport d’Istanbul que je rédige cette dernière chronique qui va me manquer mais aussi me permettre de me reposer la nuit…
J’attends Alain Blesing et Senem Diyici mais impossible de me connecter et je crois qu’ils ont un problème de téléphone portable. Ils arrivent vers 16h et je suis là depuis 13h30 ; on verra bien d’ici une heure ce qui se passe.
Levé à 5h30 pour une dernière virée sur la « deux fois 8 voies » qui fait le tour de Moscou, à 6h30 c’est déjà bouché dans l’autre sens. Notre accompagnateur d’hier, un étudiant en physique nucléaire de Dubna, m’a expliqué que rien n’avait été fait par la Mairie pour résoudre les problèmes de transports et que le récent changement de maire n’y changerait rien car il fait partie du sérail. Fatalistes les Russes, même les plus jeunes. Par contre il nous a emmenés dans une vieille Lada break du même modèle années 70 que celui que j’avais il y a quelques années. Le tour de la ville en Lada pour aller jouer dans un club branché (il y en a beaucoup à Moscou), je n’osais pas en rêver !

Je viens d’apprendre qu’Alain et Senem (via un sms provenant d’un ami commun en France) arrivent à l’autre aéroport d’Istanbul et je ne sais toujours pas quoi faire, ni où aller…
Cela mis à part, hier arrivée de notre chauffeur étudiant bénévole une heure plus tard que prévu et, une fois au club, attente jusqu’à 20h de l’arrivée du sonorisateur qui doit aussi amener une caisse claire et une pédale de grosse caisse, le tout sans que personne ne puisse nous expliquer ce qui se passe. Autant dire que la balance prévue n’aura pas lieu et que nous entrerons directement dans le vif du sujet…

Café restaurant à Moscou

Après le concert qui s’est finalement très bien passé, le patron viendra enfin nous voir et nous complimenter… Il aura donc fallu attendre, comme dans tous les clubs, que nous fassions nos preuves avant que quelqu’un s’intéresse à nous. On ne nous fait jamais confiance a priori, sauf dans les festivals ; par contre on est très chaleureux une fois que nous avons mis nos tripes sur la table ; étonnant et plutôt déconcertant.

Bon, il faut vraiment que je trouve une solution car il paraît qu’une feuille de route m’attend dans mon mail mais comme je n’arrive pas à me connecter…

Quelques heures plus tard…
Attablé dans une rue animée d’Istanbul, à la terrasse (un peu couvert quand même) ! Voilà qui change de Moscou, sans parler des odeurs, de la musique, de la gentillesse spontanée des gens. J’ai finalement réussi à me connecter après avoir visité tout l’aéroport et être repassé par la douane. Je suis sorti fumer (très mauvaise addiction) et pour revenir, il faut repasser toutes ses affaires au scanner, etc. Bref, j’ai finalement trouvé un comptoir où on peut se connecter sur un ordinateur moyennant finances. Plus trop le choix ; je paie et j’accède enfin (avec un clavier turc, pas évident) à mes messages. Là, j’apprends que personne ne peut venir me chercher et qu’il me faut prendre un car, puis un taxi, puis… attendre qu’ils arrivent. Ce qui finalement ne me change pas de mes habitudes russes. Je me décide à prendre un taxi d’emblée, fatigué et chargé ; tant pis pour le prix.

Pour revenir à la Russie, et par la même occasion pour conclure, quelques réflexions avant de repartir sur cette nouvelle aventure en trio avec Senem Diyici et Alain Blesing.
Après les premières impressions de la tournée précédente - nous avions joué moins longtemps et en majorité pour des festivals, devant un auditoire extrêmement chaleureux et réactif à la musique du trio -, l’expérience des clubs, en particulier à Moscou, s’avère un pari plutôt réussi au vu des réactions enthousiastes du public et des patrons de clubs. Les francophones que j’ai pu rencontrer s’accordent sur le fait que Moscou est une ville particulière en Russie, une ville dure, stressée, individualiste à l’extrême, saturée, où tout le monde se bat d’abord pour gagner de l’argent… Ce qui peut être perçu comme de l’indifférence de la part des responsables de ces lieux serait plutôt à mettre sur le compte de la fierté slave (un peu exacerbée), qui s’estompe peu à peu si on donne de soi avec conviction. Après une phase d’observation assez froide, d’ailleurs, ils se sont tous montrés emballés à la fin des concerts… et beaucoup plus avenants.

Nous avons encore une fois rencontré des fans de Syd Barrett qui nous ont fait le plus beau des compliments, à savoir que nous restions très fidèles à son esprit tout en l’ancrant dans l’actualité et nous l’appropriant totalement. Ni nostalgie, ni volonté de suivre l’air du temps qui, c’est vrai, regorge d’hommages au pop-rock des années 70. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter ; la seule chose qui compte, de mon point de vue, c’est la sincérité du propos. Peu importe le support esthétique, le choix artistique, le casting ou l’âge du capitaine, ce qui doit passer c’est l’émotion partagée.
C’est sans doute naïf et utopique, comme je me le suis souvent entendu dire par certains organisateurs, mais j’assume et je me dis que si nous ne gardons pas cette fraîcheur en tant qu’artistes il ne restera plus grand monde pour rêver ni pour faire rêver… Ce ne sont pas les comptables ni les commerciaux qui changeront le monde.

Dans une rue de Moscou

Merci d’avoir suivi cette chronique. J’espère avoir été à la hauteur de la tâche. Pas si facile que ça de s’astreindre à une telle discipline, mais je suis réellement content que Citizen Jazz ait accepté ce challenge. J’avais envie de faire partager à ses lecteurs une vision différente des tribulations d’un musicien qui, comme la majorité des musiciens, ne passe pas sa vie à jouer dans de gros festivals prestigieux, ni même à se produire sur des petites scènes, dans les clubs ou les bars, ni à jouer devant des publics convaincus d’avance.
Ceux qui parlent au nom des musiciens se basent souvent, pour mener leurs politiques culturelles, sur une vision simpliste. La réalité est toujours plus complexe. Un musicien de jazz et musiques improvisées n’est pas forcement enfermé dans sa tour d’ivoire, loin des préoccupations de la vie de la cité, à ne faire que de la musique pour musiciens, dans un sorte d’élitisme de bon aloi.
Ce qui est certain, c’est que nous sommes très loin des « industries musicales » - vous aurez pu le constater - et il n’y a là ni misérabilisme, ni manque d’ambition à faire ce constat. J’aimerais plutôt vous faire prendre conscience de ce que sous-tend au quotidien le fait d’être un musicien de jazz et de musiques improvisées en 2010, afin de mieux travailler avec l’ensemble des acteurs de ce domaine, et de mettre fin aux fantasmes !

par Bruno Tocanne // Publié le 3 décembre 2010
P.-S. :

À la télévision russe :

[1Rémi Gaudillat, Philippe Gordiani, Bruno Tocanne, en hommage à Syd Barrett.

[2Prise en charge de la quasi-totalité des billets d’avion par La Spedidam, aides de la Région Rhône-Alpes, de l’Adami…

[3Avec une nette aggravation depuis l’arrivée de la droite au pouvoir.

[4On retrouve Sienna sur le disque de Karl Jannuska Streaming (Paris Jazz Underground - NDR)