Portrait

Eva Klesse : brosser les hippopotames

Portrait de la batteuse allemande Eva Klesse. En partenariat avec le magazine Jazzthetik.


Photo : Sally Lazic

La septième année fatidique est derrière nous : le quartet d’Eva Klesse a fêté son neuvième anniversaire en janvier 2022. Les musiciens se sont connus à Leipzig où ils étaient étudiants ; lorsqu’est venu le moment de se lancer sérieusement dans une carrière professionnelle, il leur est apparu évident que ce serait ensemble. Depuis, ils ont grandi à travers leurs expériences communes de travail et de jeu, parcouru d’innombrables kilomètres, donné nombre de concerts ensemble, et ont développé un son de groupe subtil, précis, dans le contexte du jazz contemporain européen.

Eva Klesse et son quartet sortent un album tous les deux ans : Creatures & States est le quatrième. En 2018, Robert Lucaciu, membre fondateur du quartet, était encore à la basse sur Miniatures  ; Stefan Schönegg, venu de Cologne, lui a succédé.
Il s’est passé autre chose d’important en 2018 : Eva Klesse a été la première musicienne de jazz allemande recrutée à l’Université de la Musique de Hanovre, où elle enseigne maintenant la batterie jazz.

Sur ce nouvel album il n’est pas question d’évènements ni de changements précis, mais, en toute simplicité, d’êtres vivants et de leur vie.
L’un des plus beaux états que l’on puisse connaître est le bonheur. Il peut présenter toutes sortes de variations : il y a une infinité de façons d’être heureux. La composition d’Eva Klesse « Brushing Hippopotami », qui ouvre l’album, en propose une modalité bien curieuse : brosser des hippos ? Ces êtres amphibies à la peau épaisse et au ventre en forme de tonneau, qui pèsent des tonnes ? On l’a compris : ce n’est pas à prendre à la lettre. Le latin « hippopotamus », moins familier, sied mieux au sens figuré. On pourrait y voir, peut-être, une réminiscence des « Happy Hippos », ces friandises chocolatées des années 1980, aux formes rondelettes, conçues pour appâter une clientèle enfantine.

Eva Klesse © Sally Lazic

Dans le livret, Eva Klesse raconte une tout autre histoire. Sa musique n’a rien à voir avec les hippopotames, rien non plus avec les friandises : il s’agit d’un rêve qui – comme tout rêve qui se respecte – tourne à l’aigre-doux et laisse à son auteure une impression à la fois souriante, tendre et perplexe.
Il en va de même pour chaque plage de l’album : le livret raconte sa création sous la forme d’une historiette. Ces histoires ne sont pas destinées seulement au lecteur ou à l’auditeur, mais aussi au quartet. Elles proposent une narration et des images qui évoquent un état émotionnel auquel la musique fait référence, important pour les compositeurs, et qui doit être pris en compte par l’improvisation – pour autant que l’on admette cette séparation conventionnelle entre compositeur et interprète qui, on le sait, ne s’applique pas en jazz.

Structurellement parlant, « Brushing Hippopotami » suit un schéma narratif qui évoque un traumatisme. D’une intro polyphonique et chaotique émerge une jolie petite mélodie ; en-dessous, la basse de Stefan Schönegg pilonne un rythme hésitant qui titube plus sous la mélodie qu’il ne la structure. Evgeny Ring, doucement mais fermement, impose son saxophone mais reste réservé, comme l’est la basse dans le solo qui suit. Puis Philip Frischkorn au piano fait monter l’énergie, soutenu par Eva Klesse avec une batterie principalement coloriste et bruitiste, mais semée d’éclats volontiers paroxystiques.
Aucune exaltation dans l’énergie déversée ici. Il semble toujours qu’une certaine retenue consciente domine, comme lorsqu’on observe un hippopotame bien élevé dans un magasin de porcelaines : restons calmes, continuons comme si de rien n’était, pas de panique ! Et puis le petit hippo est brossé, le rêve s’achève plus vite qu’il n’a commencé. Mais au bout, ce qui nous attend, ce n’est pas la sinistre réalité mais un hochement de tête perplexe : c’était quoi ça ? de la musique à programme ?

Élastique

Une musique comme celle-ci ne peut fonctionner qu’en évitant soigneusement les sentiers battus. Ou plutôt, en ne les évitant pas tout à fait, mais en s’éloignant des clichés du début. Rien ici ne peut être doux et sucré. Rien de joli, foin des comptines enfantines qui rendent tout poisseux. Hors de question de les imposer ici ou de les noyer dans le déni pour influer sur l’état d’esprit des interactions musicales.
C’est en cela que résident les formidables qualités et le consensus durable, élastique, de ce quartet. Les quatre compositeurs et interprètes y contribuent à parts égales. Le quartet sait donner forme à des états émotionnels avec une remarquable clarté et une grande économie de moyens. Tous quatre sont passés maîtres dans l’art de s’effacer au profit de l’ensemble et de l’esprit de la musique qu’ils jouent, sans pour autant se sacrifier. Ils savent mettre au premier plan l’expression commune sans révéler leur propre individualité, et sont toujours assez avisés pour se tenir à distance des menaces tapies dans ce grand terrain vague qu’on appelle mainstream. Pour autant, jamais ils ne donnent une impression d’inachevé.

Pour Stefan Schönegg, cette capacité collective est avant tout une qualité rare dans la structure du quartet et le résultat de leur travail d’ensemble. Même, dit-il, pendant la tournée de sortie de l’album Miniatures, les compositions de l’album suivant étaient incluses dans la set-list. Ainsi, le groupe a pu développer ensemble les compositions apportées par chacun, se les approprier, les façonner. Très peu de morceaux étaient complètement nouveaux lorsqu’ils sont entrés en studio. « Chacun des membres du groupe a son propre style », précise-t-il, « C’est très intéressant de voir émerger peu à peu quelque chose comme une image collective à partir de ces quatre styles compositionnels très différents ».
Le quartet est véritablement un ensemble et il y règne une grande empathie. « Nous sommes sur la même longueur d’onde ; nous jouons beaucoup ensemble et nous sommes amis. Beaucoup de groupes disent la même chose, mais c’est vraiment quelque chose de particulier dans ce quartet, je n’ai jamais connu ça ailleurs avec une telle qualité ».

Eva Klesse © Jan-Gerrit Schaefer

En même temps, ce constat pourrait servir de guide pratique sur l’art et la manière de susciter un processus de groupe et de le développer autour de compositions sophistiquées. Comment résoudre la contradiction entre, d’un côté, un matériel compositionnel d’un raffinement chambriste, des constellations sonores d’une précision absolue et une construction élaborée et, de l’autre, une liberté mutuellement consentie ? Les compositions sur lesquelles travaille l’Eva Klesse Quartet laissent beaucoup d’espace à l’improvisation, mais sans pour autant le voir comme un espace vide. Chacun sait exactement ce qu’il a à faire à chaque instant, comment il doit le faire et ce qu’il ne peut pas faire. Et il est bien possible que les histoires du livret y contribuent.

La répartition égale des responsabilités est aussi un élément du consensus durable au sein du groupe. Chaque membre apporte sa contribution à l’album et raconte les histoires correspondantes dans le livret. Chacun apporte les informations sur ses influences compositionnelles, les contours, les images, les états émotionnels, les horizons de pensée de sa propre musique. Le livret nous révèle ainsi le très haut niveau de conscience et de réflexion sur soi-même avec lequel la musique est conçue.

L’histoire de « Herbstmonat » – composition de Stefan Schönegg – évoque l’été indien et la mélancolie que l’on ressent à la fin de l’été et à l’approche du froid. Eva Klesse raconte son rêve d’hippopotames, mais aussi la quête de réponses d’Arvo Pärt (« Choral for P ») ou les réalités contradictoires et difficiles à appréhender d’un travail créatif (« Einsiedlerkrebs », « Flirr ! »). Les histoires d’Evgeny Ring parlent d’impressions indéfinissables ressenties pendant la tournée chinoise du quartet (“Mr. Liu”) et de la période bleue de Pablo Picasso (“La Vie”). Variées et d’influence traditionnelle, les compositions de Philip Frischkorn sont consacrées à un perturbant mais très structuré « Minotaurus » et à l’écrivain David Foster Wallace (« Hal Incandenza »). “Der Tuchmacher”, qui referme l’album, semble avoir quelque chose à voir avec l’amour.

C’est donc une grande variété thématique qui caractérise ces histoires sur les musiques. Et c’est exactement ce que les compositions semblent explorer avec une grande intensité : confusion, états d’esprit contradictoires, points d’arrêt, enthousiasme, anticipation et autres ambiguïtés.

Soin et pertinence

Contrastant de manière frappante avec cet écheveau thématique, la musique présente une structure générale très élaborée. Elle est jouée avec soin et pertinence, et avec un amour de la nuance et du détail. L’ensemble donne beaucoup de poids au matériel compositionnel et travaille avec beaucoup de virtuosité les couleurs de chaque pièce, donnant à l’album un aspect assez impressionniste.
Eva Klesse confirme ce sentiment : « En tant que groupe, nous apprécions ces petits moments calmes. Ce ne sont pas toujours les grands gestes qui créent la meilleure musique ».
Pendant l’enregistrement en studio à Cologne, il régnait une ambiance plus concentrée qu’exaltée ; c’est ce qui a favorisé cette impression de musique chambriste et impressionniste. Dans cette atmosphère concentrée, son jeu de batterie s’est intéressé plus au son, aux couleurs et aux mélanges qu’à des paroxysmes d’énergie. Eva Klesse ne s’entoure pas d’innombrables instruments à percussion : elle préfère se concentrer sur ce que la batterie peut offrir, et c’est déjà beaucoup.

En règle générale, le groupe a pris pour principe de renoncer aux effets, aux traitements électroniques et au piano préparé. Tous quatre se concentrent sur leurs capacités d’instrumentistes. Il y a même un penchant assez puriste dans leur musique. Un penchant qui ne trouve pas son origine dans une quelconque étroitesse d’esprit, mais dans le choix conscient de privilégier la ligne claire.

Mais ce n’est pas un principe absolu. « Sur scène, en public, on s’autorise de grandes libertés », dit Eva Klesse. « On se surprend les uns les autres et on s’offre des modes de jeu très expressifs, y compris avec ces matériels. »
Pour Stefan Schönegg il arrive, pas toujours mais parfois, que se produisent de véritables « moments magiques » en concert, lorsque la sécurité de l’expérience commune permet l’émergence spontanée de situations à risque qui « ouvrent des portes inattendues ».

La répartition des rôles au sein du groupe est souple et égalitaire. « Chacun apporte sa contribution », insiste Eva Klesse. « Je ne suis que l’initiatrice et celle qui prête son nom ». La musique jouée ici est dense, collective et complexe, pleine d’élégance et de profondeur et envoie aux oubliettes la polarisation entre musique sérieuse et musique légère. Ici, tout est fait avec sérieux, y compris le plaisir de jouer et la joie de la musique.

Quoi qu’il en soit, écrit Eva Klesse dans l’histoire de son morceau « Einsiedlerkrebs », les musiciens sont condamnés à vivre deux genres de vie à la fois : la vie nomade, instable, des tournées où l’on parcourt des pays inconnus en portant sa coquille d’escargot sur son dos, et une existence réflexive, à l’écart du monde, qui est absolument nécessaire au processus créatif.
Creatures & States illustre cette contradiction, et bien d’autres encore, sous une forme vivante et foisonnante.

Par Hans-Jürgen Linke

par // Publié le 6 mars 2022
P.-S. :

Cet article est publié simultanément dans les magazines européens suivants, à l’occasion de « High Society ! » une opération de mise en avant des jeunes musiciennes de jazz et blues : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

This article is published simultaneously in the following European magazines, as part of « High Society ! » an operation to highlight young jazz and blues female musicians : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

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