Entretien

Fanny Ménégoz, un minimalisme percussif

Portrait de la flûtiste au sujet de sa musique, des orchestres et du genre

Repérée dans nos colonnes dès 2012 avec sa participation à l’Aquarium Orchestra, la flûtiste Fanny Ménégoz s’est progressivement installée dans le paysage du jazz français, essentiellement comme flûtiste de grands ensembles, mais en gardant quelques projets plus personnels. C’est d’ailleurs avec son propre groupe Nobi qu’elle fait partie de la sélection finale des prétendants au dispositif Jazz Migration #6 de 2020.
#IWD2020

Cette Savoyarde d’origine, qui a suivi un parcours assez classique de musicienne (conservatoire régional, conservatoire de Paris, stages et tremplins de jazz), développe un langage musical très rythmique, au son clair (elle connaît ses classiques) et net, avec un rapport aux percussions très prégnant.

- Quel rapport entretenez-vous avec les percussions et le vibraphone qui apparaissent sur beaucoup de vos projets ?

Pour ce qui est du vibraphone, le point de départ est une rencontre avec Gaspar José avec qui je joue régulièrement. Il est le vibraphoniste de Nobi, mon quartet. Le vibraphone est un instrument qui résonne singulièrement pour moi, pour plusieurs raisons : les fréquences de cet instrument se marient particulièrement bien avec celles de la flûte. Quand nous jouons à l’unisson par exemple, l’impression de ne faire qu’un est très forte. Et par ailleurs, le vibraphone est un instrument polyphonique, mais minimaliste par rapport à un instrument comme le piano, qui peut produire des accords de dix voire douze sons.
J’aime cet aspect minimaliste qui laisse de la place dans le spectre harmonique et peut facilement créer de l’ambiguïté, laisser de l’air.
Pour la percussion, enfant, j’ai beaucoup écouté de musiques qui en contenaient, davantage que de la batterie et j’aime l’aspect mélodique qui s’en dégage et la recherche profonde du son qu’elle implique.

Aujourd’hui je joue plutôt avec des batteurs, mais qui ont dans l’oreille une façon de jouer qui se rapproche par moment des percussionnistes, comme Rafaël Koerner dans Dune par exemple, notre duo batterie/flûte. L’aspect mélodique et harmonique de son jeu prend une dimension très importante dans ce contexte.

Son parcours fait preuve d’une solide constance dans la pertinence de ses choix artistiques. On la retrouve la plupart du temps dans des ensembles collectifs, plutôt festifs et dissipés, plutôt pluridisciplinaires, et son appétence pour la chose scénique et théâtrale l’explique sûrement. C’est aussi ce goût pour les différentes formes d’expression qui la pousse parfois à participer à des spectacles de conte et à composer pour des films. Pour autant, elle n’a pas la même place selon les projets et les orchestres comme, par exemple, la Fanfare XP, le Surnatural Orchestra ou l’Orchestre National du Jazz.

Le Surnatural Orchestra et Fanny Ménégoz en haut © Guy Sitruk

J’ai en effet un rôle un peu différent dans chacun de ces trois groupes, dans lesquels, par rapport aux orchestres classiques par exemple, tous les musiciens ont un minimum de liberté de parole sur les directions musicales ; et l’improvisation y a sa place.

Pour les différences, dans le détail, je les décrirais de cette manière :

Surnatural Orchestra est un collectif où l’on revendique une collégialité dans l’artistique et dans les aspects extra-musicaux du groupe. Tout le monde s’implique, chacun à sa façon et à divers degrés, mais il n’y a pas de chef. Il y a un vivier d’une dizaine de compositeurs, dont je fais partie. La musique est globalement organisée, chacun a une place assez définie dans chaque morceau et j’ai donc des parties écrites, quelques solos plus ou moins définis, mais c’est un groupe qui provoque des espaces musicaux inattendus, qui tient à faire vivre une part d’imprévu.

La Fanfare XP a un leader charismatique, Magic Malik. Nous possédons une charte qu’il a rédigée lui-même et qui permet à tout le monde d’écrire de la musique pour le groupe, ce que je fais aussi. La musique est peu scénarisée, et laisse une très grande liberté d’intervention aux musiciens, qui choisissent dans les grandes lignes leurs espaces de solo et les parties qu’ils veulent jouer.

Le projet de l’ONJ dans lequel je joue est un spectacle autour de Dracula avec deux comédiennes. Le directeur artistique Fred Maurin collabore à cette occasion avec Grégoire Letouvet pour l’écriture musicale et la direction. Les deux compositeurs ont une identité très forte proposée dans l’écriture. Les parties de tout l’orchestre sont très écrites et pensées en amont pour être en adéquation avec la partie théâtrale. J’ai cependant une grande plage d’improvisation à l’entrée du public.

Ma démarche repose sur ma perception du monde, ce qu’il fait résonner chez moi et comment je le traduis musicalement.

- Que retenez-vous de votre expérience aux côtés de Malik « Magic » Mezzadri ?

Il est assez difficile de dire en quelques lignes ce que je retiens de mon expérience à ses côtés, parce qu’elle est vaste. J’ai pris trois ans de cours intensifs avec lui, d’une façon non institutionnelle, ce qui est rare en France, et je m’en estime chanceuse. C’est quelqu’un qui m’a ouvert des portes, qui m’a conduite à me chercher moi-même en construisant un langage d’improvisation et en écrivant de la musique, et qui m’a donné de la confiance pour cheminer dans des directions auxquelles je croyais, sans chercher à ressembler aux autres. Plus concrètement, il m’a appris à structurer mes idées, dans l’improvisation comme dans la composition, et il m’a donné des outils techniques, harmoniques, rythmiques, très différents de ceux que j’avais pu apprendre dans des contextes plus traditionnels. Aujourd’hui, il continue d’être l’exemple d’un musicien qui conserve une soif de recherche et une grande intégrité artistique, avec tout ce que cela peut impliquer dans la vie matérielle d’un artiste.

Nobi : Fanny Ménégoz (fl), Gaspar José (vibra), Alexandre Perrot (b) et Ianik Tallet (d) © Maïlys Marrone

Enfin, c’est bien avec Nobi, son propre quartet, qu’elle se fait remarquer. Élu par Citizen Jazz en 2019, ce disque présente une instrumentation très percutante (vibraphone, contrebasse, batterie, flûte). « Une association d’instruments peu commune mais avisée, du sur-mesure pour ces sept compositions enjouées, subtiles et touchantes, toutes signées par la flûtiste » (Raphaël Benoit). On la retrouve également co-leader de Dune avec Rafaël Koerner. La musique qu’écrit Fanny Ménégoz est construite en grande partie autour de la mélodie et du groove.

C’est une musique qui comporte une recherche de l’étrangeté et de la torsion, notamment dans l’harmonie, dans les structures rythmiques, dans l’élasticité du temps, mais qui garde un lien avec des notions musicales très « terriennes » telles que la pulsation, la modalité voire la tonalité. C’est une musique dans laquelle l’improvisation a une place très importante, qui cherche à mettre en valeur les musiciens qui la jouent.

Ma démarche repose sur ma perception du monde, ce qu’il fait résonner chez moi et comment je le traduis musicalement. Ce qu’elle évoque et provoque chez l’auditeur, c’est la seconde partie du chemin, qui ne m’appartient plus !

- Dans le Surnatural Orchestra et l’ONJ, il y a une certaine mixité entre les musicien.ne.s, est-ce que vous avez rencontré des problèmes liés au genre dans votre carrière ? Est-ce un sujet important pour vous ?

J’ai rencontré deux sortes de problèmes liés au genre dans mes expériences musicales. En premier lieu, la confrontation avec des hommes misogynes, agressifs et irrespectueux. Ça m’est arrivé quelques fois.
Le deuxième est beaucoup plus complexe, plus diffus, beaucoup plus inconscient. Cela concerne l’ensemble de la société à travers un ensemble de comportements complètement intégrés, inconscients et non remis en question.

Je n’ai pas eu un seul exemple féminin pendant toutes mes études musicales dans le jazz : pas une seule prof femme !

De fait, pour devenir musicienne, improvisatrice, compositrice, leader, j’ai dû déconstruire l’idée (inconsciente dans mon cas, car j’ai la chance d’avoir des parents qui m’ont soutenue dans ma démarche !) selon laquelle ce n’était pas pour les femmes. Je n’ai pas eu un seul exemple féminin pendant toutes mes études musicales dans le jazz : pas une seule prof femme (en dehors d’un cours avec la flûtiste Sylvaine Hélary et quelques cours d’arrangement avec la pianiste Carine Bonnefoy) ! J’ai été entourée à 95% d’hommes dans ma pratique et aux concerts. Dans mes interactions avec les autres musicien.ne.s, il est aussi évident que ma condition féminine a un rôle important. Globalement, je me suis sentie moins écoutée, moins légitime, moins prise au sérieux que les hommes.

Si j’ai ressenti fortement tout ça, ce sont des femmes mais aussi des hommes qui m’ont soutenue sur ce sujet-là. Ce sont aussi des hommes qui ont provoqué ces prises de conscience, qui se sont laissé dire « ça fait cinq fois qu’Unetelle essaye de parler, mais personne ne l’écoute ». Ce sont certains hommes qui sont en demande de remise en question, d’évolution, d’égalité et de discussion, ce qui me donne beaucoup de courage. Le monde de demain doit évoluer de façon égalitaire et équitable et nous devons le construire ensemble, femmes et hommes, dans l’intérêt général.

J’ai passé une grande partie de mon adolescence et de ma vie de jeune adulte à revendiquer l’idée que l’art devait être détaché de toutes ces considérations, qu’on ne devait s’intéresser qu’à la qualité artistique de ce que les gens produisait, que je ne voulais pas être jugée à partir de mon genre, mais exclusivement sur la musique que je faisais. Aujourd’hui, je dois bien dire que l’art est fait par des hommes et/ou des femmes et que la question sociale et économique rejoint inéluctablement la question artistique, que ces questions sont complètement entremêlées et non dissociables. Aujourd’hui, je me dis que ce qui est sans doute important, c’est plutôt la capacité des artistes à se saisir de ces questions et d’en faire des démarches positives et constructives, artistiquement et socio-économiquement.


Cet article est publié en collaboration avec nos partenaires européens LondonJazzNews (UK), Jazzaround (B) et Jazz’halo (NL) pour le International Woman’s Day 2020 #IWD2020.
Also on LondonJazzNews and Jazz’halo.

par Matthieu Jouan // Publié le 8 mars 2020
P.-S. :

A venir :

  • Enregistrement du prochain disque de Dune (duo avec Rafaël Koerner) en mars 2020
  • Mixage du prochain disque du Healing Orchestra en cours
  • Sortie du nouveau disque du Surnatural Orchestra les 22 et 23 mai.
  • Sortie du nouveau disque avec la Fanfare XP le 13 juin au Pan Piper