Chronique

Frank Woeste

Double You

Frank Woeste (p, Fender Rhodes), Jérôme Regard (b), Matthieu Chazarenc (dm). Invités : Malik Mezzadri (fl), Sylvain Rifflet (cl), François Bonhomme (cor)

Label / Distribution : World Village

Il n’a que trente-quatre ans mais il n’est plus un « espoir », titre dont on affuble volontiers acteurs, actrices, musiciens prometteurs de la scène hexagonale. Un premier album en trio comme leader en 2005, Mind at Play, révélait d’autres facettes de ce musicien discret, venu du classique - il a beaucoup étudié Chopin et la musique sacrée - que le jazz a détourné en chemin. A l’énoncé de ses qualités, on pouvait être sûr d’une chose : on n’avait pas fini d’entendre parler de lui…

Sideman auprès de pointures comme Portal, Sclavis, Romano, Pifarély, il a été mis en valeur dans le très particulier et exigeant Jus de Bocse de Médéric Collignon : la diversité de ses univers et rencontres (il jouait à un moment en Allemagne et en Angleterre plus encore qu’en France) en font un musicien très sollicité. Avec une technique éprouvée et une aisance permettant toutes les audaces, il livre son deuxième disque en leader, le trio étant cette fois étoffé de vents : Sylvain Rifflet aux clarinettes et François Bonhomme au cor. Mélodiste raffiné, il propose avec Double You des compositions à la sonorité chantante, portées par Jérôme Regard à la contrebasse et Matthieu Chazarenc à la batterie, une section rythmique des plus énergiques.

« Être jazzman c’est un état d’esprit, proche du chercheur » dit-il. Être en quête de sons nouveaux et de trouvailles sonores, oser divers timbres, effets et alliages. Il est vrai qu’il se situe dans les marges, au carrefour de plusieurs styles, influencé par sa culture classique, mais attiré par le rock, la pop et le jazz. On pourrait d’ailleurs gloser sur la seule reprise du disque (« God Put A Smile On Your Face », de Coldplay), et établir un parallèle avec l’influence de Radiohead sur Brad Mehldau. Mais nous y voyons plutôt une incursion supplémentaire dans la pop actuelle. Le pianiste franco-allemand réconcilie habilement toutes ces tendances dans sa musique. On sent chez lui une aisance certaine, un souci constant de ne pas être joué par le piano, d’en jouer simplement comme sur « Hysteria Junkie » ; s’il bricole et s’autorise des recherches sur le Fender, des dédoublements à la « Mister Jekyll et Doctor Hyde » (cf ce Double You qui, prononcé à l’anglaise, donne « W » comme Woeste), sa façon d’improviser le rattache à l’éducation classique, une certaine construction ; autant dire qu’il n’est pas vraiment un adepte du free.

A quoi tient la spécificité de Frank Woeste ? À l’inspiration, à la cohérence du discours, donc à l’écriture, mais aussi au choix des partenaires et à la « fusion » de l’ensemble. Ainsi la voix intense, haut perchée de Malik Mezzadri, le flûtiste chamane, vient sur quelques plages nous troubler et nous immerger dans une douce transe à coloration mystique (voir la transition entre « Minimal Animal » et « Minimal Animal II »). Un écho à l’envolée de « The Great Gig in the Sky », sur le mythique Dark Side of The Moon… Et ça fait du bien !