Scènes

Fresnes-en-Woëvre : Densités à l’œuvre

En Lorraine, le festival Densités mêle sans complexe musique, danse et poésie. Une programmation internationale qui va de l’avant-garde au bal populaire.


En Lorraine, le festival Densités mêle sans complexe musique, danse et poésie. Une programmation internationale qui va de l’avant-garde au bal populaire.

Eliane Radigue, Jean-François Laporte, Kevin Drumm, les trios Strike et The Contest of Pleasures étaient notamment au programme de cette 17e édition, du 22 au 24 octobre 2010.

Fresnes-en-Woëvre, 750 habitants et Densités, l’un des festivals les plus passionnants de France. Dans la campagne lorraine, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Verdun, au cœur d’une géographie imprégnée des drames de l’Histoire, l’association Vu d’Un Oeuf réussit le pari de convoquer quelques-uns des artistes internationaux les plus en pointe du moment.

Le ton est donné, et la barre placée très haut, dès le concert d’ouverture du vendredi soir. Le trio australien Strike, soit Jon Rose (violon), Clayton Thomas et Mike Majkowski (contrebasses), déploie une musique improvisée et acoustique en perpétuel mouvement, aérée, travaillée par des tensions harmoniques et des accélérations rythmiques, au bord de la rupture. Ces trois-là semblent communiquer par télépathie. Ils interagissent en parfaite synchronie, retombent ensemble à pieds joints sur une pièce d’un centime après des séries de sauts périlleux dans le vide. C’est d’une telle beauté que le public en est sidéré. A la fin du premier morceau, la salle reste silencieuse, incapable d’applaudir, comme pour retenir, dans un drap de silence, le moment qui vient de passer.

Jon Rose et Clayton Thomas : l’équilibre des cordes - photo Gregory Henrion

Cette 17è édition de Densités a été servie par des trios de premier ordre. Le lendemain, C. Spencer Yeh (violon), Okkyung Lee (violoncelle) et Sean Baxter (batterie) touchent à la grâce. Le batteur australien se jette dans un prodigieux numéro de coloriste, déployant à l’aide d’un arsenal d’objets hétéroclites une incroyable palette de timbres et de rythmes en suspension. Baxter élève l’art de la percussion vers des sommets permettant d’admirer de vastes paysages et tire ses compagnons de scène vers le haut. On se souviendra longtemps de ce moment de transe élégiaque où Yeh extirpa de son violon des mantras qui semblaient émis par une flûte, tandis que Okkyung Lee creusait ses cordes dans un ostinato obsessionnel et rugueux, bientôt transformé en drone.

Au dernier jour du festival, ce sont trois maîtres musiciens qui donnent ensemble une leçon de cohésion et de raffinement. Formé en 1999, The Contest of Pleasures est une des références incontestables du courant minimal, du less is more. Le groupe se compose de John Butcher (s), Axel Dörner (tp) et Xavier Charles (cl). A travers leurs recherches et leurs techniques étendues, ils ont emmené leurs instruments respectifs sur des terres encore vierges. De ces horizons s’élèvent des esthétiques nouvelles. Sur la scène de Densités, le trompettiste allemand, vieux compagnon de route d’Alex Von Schlippenbach, se montre le plus inventif. On jurerait qu’il a bourré son instrument de composants électroniques tant les sons qu’il émet grésillent, se réverbèrent, chuintent. Grâce à une trompette dont la coulisse d’accord a été rallongée, il peut moduler ses notes comme le permettrait un vibrato de guitare, ce qui donne à cette section de vents des allures surnaturelles. Butcher, avec une précision économe, alterne les interventions au ténor et au soprano tandis que Charles agit en précieux ornementiste, tressant de très subtiles stridulations ornithologiques. Le groupe cisèle les silences et pétrit les volumes avec une attention extrême, poursuit en permanence, par une obligation d’ascèse, la pureté et la beauté sonore, s’arrache encore à la pesanteur terrestre lors d’un long accord d’où surgissent d’incroyables harmoniques.

Axel Dörner : l’alchimiste du cuivre - photo Gregory Henrion

Densités, comme son nom l’indique, est un festival dense. Après les cinq propositions du vendredi soir inaugural, les journées sont rythmées, grosso modo, de 14h à minuit passé, par un rendez-vous toutes les heures. Tout se passe en un même lieu, dans les murs du modeste Pôle culturel. L’art de la programmatrice Emmanuelle Pelligrini et de son équipe, au-delà des impératifs d’agenda des artistes, est de varier les mets avec un sens très sûr des enchaînements, ce qui permet d’avaler le tout sans s’étouffer, et même d’en redemander. On passe allègrement d’un solo de danse à un concert bruitiste, de la musique improvisée à une opérette, d’une pièce électroacoustique à une lecture-performance de poésie. Détail qui a son importance et dit bien l’esprit à l’œuvre à Fresnes-en-Woëvre (prononcer Ouavre), aussi bien du côté des organisateurs que de celui des invités : tous les artistes reçoivent le même petit cachet. Autre signe : toutes les prestations se déroulent à même le plancher de la salle. Jamais les artistes ne surplombent leur public.

La puissance de l’âge

L’un des événements de ce Densités 2010 est la venue en personne de la compositrice française Eliane Radigue, âgée de 78 ans, pionnière des musiques électroniques et tout particulièrement de la forme en drone. C’est l’une de ses œuvres culte, La trilogie de la mort, qui est diffusée par Lionel Marchetti. Il s’agit plus précisément de « Kailasha » (L’au-delà), deuxième volet du triptyque commencé en 1985 et terminé en 1993. Même s’il s’agit de « bandes », l’expérience d’une telle écoute, sur un puissant système de sonorisation, est saisissante, tant au niveau physique qu’intellectuel. Pièce méditative fonctionnant sur un principe de variations microtonales, La trilogie de la mort emporte l’auditeur dans ses épaisses voiles. Le pouvoir d’hypnose de cette musique tient dans le fait qu’elle est à la fois massive et subtile, invite à l’introspection tout en ouvrant la conscience à un monde extérieur invisible.

Lionel Marchetti, compositeur de musique concrète, livre également une de ses pièces, tirée de Quatre études d’espace, œuvre composée à partir d’enregistrements en plein air, avec la participation du quatuor Bomonstre. Un travail d’une prodigieuse richesse, une mise en relief et en perspective de sons naturels : bruissements de feuilles, chants d’oiseaux, manifestation des éléments tels que souffle du vent, détonation d’orage… Au loin, joués in situ, on entend des cuivres, l’écho rond de trombones, des aboiements de chien. Marchetti possède un très subtil savoir-faire. Il sculpte, à la manière des grands maîtres, des tableaux sonores dont l’art émane du détail minutieux, des couleurs, des contrastes de lumières et des profondeurs de champ.

Jean-François Laporte : l’homme qui fait musique de tout - photo Gregory Henrion

Autre grand moment de diffusion électroacoustique : Mantra, du Québecois Jean-François Laporte. Pour cette pièce rarement jouée en France, le musicien a enregistré et traité des sons produits par la machinerie d’une patinoire. Perception de la vibration physique des basses, déplacement des masses sonores dans l’espace, altération des sens due aux infimes variations de la musique… Laporte fait musique de tout. La veille, il avait joué Waves, assis sur une chaise musicale de sa fabrication, ingénieux système de tubes, mécanismes et capteurs qui permet, alimenté par de l’air comprimé, de recueillir et amplifier souffles, percussions et résonances. Bluffant. Inventeur d’instruments, il se poste ensuite debout sur une table au milieu du public et fait tournoyer au bout d’une ficelle un petit aéronef en métal. L’objet fend l’air, silencieux, au-dessus des têtes. Ses accélérations et décélérations écrivent une musique fugitive de sifflements et bourdons éthérés. Preuve de l’impact du travail de Jean-François Laporte : ses disques sont les plus demandés sur les stands de vente à la sortie des concerts.

Dans l’oreille

Dans la veine drone, l’Américain Kevin Drumm ne fait pas le voyage à vide. Impassible derrière sa table de mixage et son appareillage, il produit le concert le plus intense, le plus radical du festival : une vingtaine de minutes durant lesquelles le son enfle, s’épaissit, projette sur les spectateurs un grain d’une intensité et d’une puissance telle qu’on en ressent la douleur physique. C’est un assaut en règle, une effraction dans le cerveau des auditeurs. Terrorisme ? Masochisme ? Une chose est sûre, cette musique extrême questionne les normes sociales du désir, et donc du plaisir. Que veut-on entendre, ou plutôt ne pas entendre, et jusqu’où sommes nous prêts à aller pour déplacer les curseurs de nos satisfactions ?

Comble : auparavant, au foyer rural du village voisin de Bonzée, le docteur Laurent Vergnon propose, à l’invitation du festival, une conférence sertie d’un impeccable humour. Sujet : l’oreille et la perception auditive. « Protégez-vos oreilles » martèle cet ancien chef de service ORL, membre du Groupe de recherche Alzheimer presbyacousie (Grap). On apprend notamment comment l’organe qui nous intéresse tant est au centre de l’apprentissage, de la perception du temps, de l’équilibre, des émotions. « Les sourds sont tristes, les aveugles sont gais » répète encore Laurent Vergnon, au vu de sa longue expérience de soignant de déficients auditifs.

Densités mêle les disciplines avec réussite. Sur un versant non-musical, bien que les choses ne soient pas si tranchées car une certaine musique y demeure à l’œuvre, le poète et performer Christophe Marchand-Kiss lit ses Penser rien : une poésie contemporaine tenue à distance des hermétismes, et dont on apprécie la créativité, l’ancrage social, l’angle politique critique, le rythme, la musicalité.

Irena Tomazin, jeune artiste slovène annoncée au programme sous l’intitulé « danse », signe un étonnant solo dont la première partie, la plus originale et réussie, tient du pur exercice vocal. C’est sans doute parce qu’elle met en scène son corps et y concentre toute son attention qu’elle parvient à un tel relâchement, une telle libération. Ce qu’elle produit est un flux mi-parlé, mi-chanté, un flot de paroles déconnecté de toute pensée construite, comme si la voix était ici un corps abandonné, porté par une ivresse inconnue. L’émotion qui s’en dégage est troublante et vertigineuse. A sa manière, Irena Tomazin réinvente avec bonheur une musique free. Le travail de la Slovène s’inscrit en descendance directe de celui de Julyen Hamilton. Dans son solo dansé et parlé, The Immaterial World (Le monde immatériel), ce Britannique se projette dans un état second, un reflet qui est celui de l’après : après le langage, après la vie.

Aux dernières heures de ce Densités 2010, c’est l’opérette Mets moi au trou petit gendarme qui recueille l’un des meilleurs scores à l’applaudimètre. Les deux comédiens Hélène Gehin et Ivan Gruselle jouent à eux seuls cinq personnages et chantent accompagnés par des enregistrements de claviers low-fi. Une réussite d’humour, entre Feydeau et Offenbach.

Comme d’habitude, un bal clôt le festival. The Omelettes Densin’ Project, orchestre avec section cuivres et claviers stratosphériques, joue avec ferveur une musique populaire qui avance et groove sur des galops afro-beat, avec improvisations musclées et versions incendiaires de tubes 70-80, tels ces Billie Jean et autres Funkytown vrillés en tous sens jusqu’à l’essorage final tandis que le parquet tangue et exulte.

Il faudrait encore parler des autres concerts, expositions et performances, du travail réalisé tout au long de l’année par l’association Vu d’Un Oeuf auprès des scolaires et des personnes âgées. Et il faut dire que cette édition était dédiée au musicien Olivier Paquotte (1963-2010), membre, entre autres, des fameux Soixante Etages et Etage 34.