Scènes

Un lumineux « Jazz à Luz » 2010

Le festival des Hautes-Pyrénées, dont la 20è édition s’est tenue du 9 au 13 juillet 2010, a été éclairé par le Tigre des Platanes, Irène Schweizer, Lê Quan Ninh, Pauline Oliveros et Barre Phillips, entre autres…


Le festival des Hautes-Pyrénées, dont la 20e édition s’est tenue du 9 au 13 juillet 2010, a notamment été éclairé par les prestations du Tigre des Platanes, d’Oren Ambarchi, Irène Schweizer, L’Ocelle Mare, Franz Hautzinger et Lê Quan Ninh. On se souviendra aussi des paroles de Pauline Oliveros, Barre Phillips et Dominique Regef, à propos d’écoute et de quête musicale.

On attend des festivals qu’ils fassent des miracles. A Luz-Saint-Sauveur, le premier se produit à l’heure de la messe, le dimanche 11 à 11 heures, à l’auditorium de la maison de la Vallée. Le trompettiste autrichien Franz Hautzinger et le percussionniste français Lê Quan Ninh sont sur scène. Le premier, assis sur une chaise, trompette quart de ton [1] en main. Le second, debout derrière une grosse caisse horizontale, un petit attirail d’objets à sa portée. Le dispositif est celui d’un système d’amplification électroacoustique. La salle est pleine. Tout commence par des bruissements, souffles, frottements. Les deux musiciens, dès les premiers instants, semblent être comme vent et feuilles. Ils peignent un paysage organique, tout en variations et détails subtils. Pulsation baignée de liquide amniotique, battement d’aile, frottements d’écorce… La musique est végétale, minérale, devient aussi tellurique, pleine d’entrechocs et crissements sidérurgiques. Lê Quan Ninh déploie une extraordinaire palette sonore : cymbales sur la peau qui sonnent comme un archet sur une contrebasse, là comme un larsen ou un son électronique. De sa trompette, Hautzinger tire des bulles, des bourdons de basse, des cliquetis hypnotiques, des évocations orientales aux douceurs de flûte. La force du duo tient dans une recherche permanente de la complémentarité, du soutien, de l’enchevêtrement, et réside dans l’art du geste minimal, de l’effacement. Un signe qui ne trompe pas : les yeux fermés, on ne sait plus très bien qui joue quoi, comme on ne pourrait affirmer qu’il est bien question ici de tambour et trompette.

L’Ocelle Mare : la musique travaillée au corps - Photo Mathieu Thomassin

Mardi matin 13 juillet, au dernier jour du festival, la maison de la Vallée connaîtra une nouvelle illumination avec le solo de L’Ocelle Mare, projet solo du guitariste aquitain Thomas Bonvalet : une musique dépouillée, habitée, traversée de forces souterraines et cosmiques. L’Ocelle Mare alterne guitare acoustique et banjo pour en extraire, tel un chamane, les résonances primitives. Il utilise un métronome mécanique pour jouer contre le temps, un diapason qu’il fait entrer en vibration, ou prend un orgue à bouche. Sa musique, unique sur les scènes actuelles, est d’une force littéralement sidérante.

Haine et renaissance

Le mardi après-midi, on retrouve Franz Hautzinger en compagnie du vielleur à roue Dominique Regef pour un moment de même grâce lors d’une courte improvisation, sur les hauteurs du village, sous les frondaisons de la chapelle Solférino écrasée de soleil. Les festivaliers y ont rendez-vous pour un pique-nique musical animé par les printanières Noémie Sauve et Léa Claessens (chant et violon). Leur spectacle, Patience flamme, léger et caustique, est un des beaux exemples du mélange de simplicité populaire et d’exigence artistique qui fait le charme et la marque de fabrique de Jazz à Luz.

Franz Hautzinger et Dominique Regef : l’art de l’élévation - Photo Mathieu Thomassin

Suit une discussion publique animée par Anne Montaron (France Musique), durant laquelle Hautzinger et Regef parlent de leur démarche d’improvisateurs. Ils ont d’abord dit la révélation du choix irréfragable de l’instrument, l’attachement viscéral inhérent, mais aussi la terrible difficulté, parfois, à poursuivre le chemin. Le trompettiste : « Je suis arrivé à un moment de mon parcours où je ne pouvais plus jouer de façon classique, je n’avais plus de lèvres. C’est après un détour de 10 ans, qui m’a notamment mené vers la peinture, que je suis revenu à la trompette avec la démarche de chercher ce qu’il y avait à l’opposé du son de l’instrument. Ça a été le début de la libération. Il fallait s’écarter de la pratique pour trouver cette liberté. Maintenant, je pourrais jouer sans embouchure » [sans produire le son conventionnel de la trompette, ndr] « jusqu’à la fin de ma vie. »

Dominique Regef, lui, avoue avoir traversé « une période de haine de l’instrument. » « Je n’arrivais plus à faire sonner ma vielle comme je voulais. » Il a fallu qu’on la lui vole, qu’il s’essaye sans succès à une autre vielle. Ce n’est qu’en retrouvant son instrument qu’il connaîtra une « renaissance ». Il faut dire que la vielle à roue, de fabrication artisanale, est un instrument capricieux, difficile à maîtriser. Chacune a sa spécificité. Regef, avant de monter sur scène avec son trio, résumait : « Sur une autre vielle, j’aurais été obligé de réinventer toute ma musique. » Témoignages sincères, mise à nu qui raconte, s’il en était besoin, l’intensité de l’investissement humain à l’œuvre dans la création musicale.

La chair de l’histoire

Autre conversation captivante, celle survenue la veille sur un autre promontoire panoramique, celui du château Sainte-Marie, entre les deux figures tutélaires que sont les Américains Pauline Oliveros et Barre Phillips. La première, 78 ans, compositrice, accordéoniste, est l’une des pionnières des musiques répétitives et électroniques. Elle a notamment travaillé avec Terry Riley, Luciano Berio et Morton Subotnick. Elle s’est intéressée dès 1953 aux possibilités qu’offrait l’enregistrement sur bande magnétique et a compté parmi les fondateurs du San Francisco Tape Music Center. De deux ans son cadet, Barre Phillips, installé en France depuis le début 70, a poussé sa contrebasse dès les années 60 sur les scènes du free jazz aux côtés — et c’est un vrai Who’s Who — d’Ornette Coleman ou Archie Shepp, et plus tard Peter Brötzmann, Derek Bailey, Paul Bley… Il a aussi signé le premier disque solo d’improvisation à la contrebasse, Journal Violone. Autant dire que l’on avait là la chair même de l’histoire de la musique moderne. Il était troublant de voir ces deux visages, ridés par le temps et cependant baignés de sourires d’enfance, reflétés dans le miroir d’une étonnante similitude physique, comme deux âmes sœurs retrouvées sous des traits semblables.

Barre Phillips et Pauline Oliveros : figures sacrées - Photo Mathieu Thomassin

D’Empty Factory, la très belle pièce d’Olivier Toulemonde qui s’était jouée peu avant dans l’enceinte du fort - un dispositif à base de longs ressorts métalliques tendus dont le traitement sonore des vibrations produisait une musique abstraite, drones et pulsations portant à des rêveries aquatiques ou urbaines - Pauline Oliveros dira qu’il s’agit là d’une « véritable expérience d’écoute en profondeur du son ». Interrogée par Anne Montaron, la créatrice du concept de deep listening (écoute profonde) est revenue sur la différence fondamentale entre hearing (entendre) et listening (écouter). « Ce qu’on entend arrive toujours indépendamment de soi. Ce qu’on écoute, on en décide, c’est un travail de la conscience. L’écoute profonde est une forme de méditation. » Barre Phillips, qui a longtemps été, de son propre aveu, contre la musique enregistrée, a abondé dans le sens d’une écoute impérative. « Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qu’il y a, à l’intérieur des sons, de la musique. » dit-il. Pour lui, il existe au final trois degrés d’attention : « L’écoute intérieure, l’écoute de l’instrument et l’écoute extérieure, celle de l’ensemble. »

Le soir même, sur la grande scène du chapiteau, Pauline Oliveros et Barre Phillips donnent malheureusement un concert qui n’est pas à la hauteur de nos (trop grandes ?) attentes : jeux de questions-réponses systématiques, ping-pong de notes égrenées, dialogue prévisible et convenu. Ce duo quasi amoureux, émouvant par son âge et ses gestes complices renferme cependant quelques très beaux moments de musique, touchant parfois à une grâce toute religieuse quand Oliveros joue des nappes de notes que Phillips accompagne d’un archet inspiré. Surgissent alors, modulées par des accords tendus, des harmoniques lumineuses, empreintes de mélancolie. Un des clous du spectacle est l’accordéon numérique qui permet à Oliveros de convoquer à tout moment cordes, piano ou cuivres.

Déceptions et révélations

Les spectacles sous chapiteau se sont avérés un peu décevants [2], à commencer par la prestation du Regenorchester XIII de Franz Hautzinger. Cet alléchant all-star band n’a malheureusement pas décollé. Tony Buck semble venu pour une démonstration de batterie virtuose mais déconnectée de son environnement, Oren Ambarchi (g) perdu et Martin Siewert (g) empêtré dans des gimmicks électriques. Luc Ex se démène à la basse mais personne ne paraît l’entendre (problème de sonorisation ?) tandis qu’Hautzinger (tp) manque d’inspiration et d’autorité pour guider ses troupes. Au final, hormis quelques rares et très courtes figures en formation serrée la patrouille s’est éparpillée en une fadasse bouillie jazz-rock. On s’interroge de même sur la pâleur du trio Zone Libre, pourtant piloté par deux anciens membres de ce qui demeure parmi les meilleurs groupes de rock français des années 90, Noir Désir et Sloy.

Pour ce qui est des auspices rock, la messe avait été dite dès le dimanche soir par un autre trio guitare-basse-batterie français, le dénommé Q. Incisive, véloce et puissante, la formation de Julien Desprez (g), Fanny Lasfargues (b) et Sylvain Darrifourcq (dr) balance un set enlevé, aux réminiscences électriques de doom metal et de soul rageuse, le tout propulsé par de puissantes accélérations polyrythmiques. Passé minuit, Oren Ambarchi confirme son élan ascensionnel. L’émacié et impavide Australien, seul avec sa guitare et ses machines, délivre un parfait moment de drone psychédélique dense, soutenu par d’énormes basses. Dans sa musique flottent des lambeaux de blues fantôme. Un foehn brûlant s’engouffre sous le chapiteau. Telles les voiles d’un navire, les immenses pans de toile claquent au vent, irradiés des lumières pourpres et mordorées des éclairages. Le vaisseau s’envole.

Il faut croire que ce dimanche est béni : en début de soirée, les abstinents de l’apéro ont eu raison d’aller écouter la pianiste Irène Schweizer. Seule sur la grande scène, la Suissesse, prêtresse de l’improvisation et du free européens, partenaire entre autres de Louis Moholo, Rüdiger Carl, Evan Parker ou Joëlle Léandre (Les Diaboliques), a proposé d’intenses compositions instantanées dans un style percussif rappelant les circonvolutions de Cecil Taylor et les déhanchements mélodiques de Monk. Un concert profondément imprégné de blues où se mêlent avec bonheur jazz rugueux et piano contemporain, sous influence de Cage ou de Schönberg.

Question blues, mélange des genres et virtuosité, quoique dans un autre registre - jubilatoire teinté de mélancolie et d’humour -, le guitariste avant-country Eugene Chadbourne avait ouvert la voie dès l’après-midi, à l’abri de la terrasse bondée du café du Centre. (Jazz à Luz, chaque année, réussit le pari de disséminer sa musique dans les bars, restaurants et places publiques du village, entraînant de la part du public un enthousiasme rarement démenti.)

Les prodiges toulousains

Luz-Saint-Sauveur se trouve à une trentaine de kilomètres au sud de Lourdes : c’est peut-être pour cela qu’il y survient des prodiges. Il faudra bien qu’un jour le Bureau des miracles de la cité mariale reconnaisse enfin ceux de Luz, à commencer par ceux des magnétiques Toulousains du Tigre des Platanes et de la Friture Moderne.

Composé de Marc Démereau (s), Fabien Duscombs (dr), Piero Pépin (tp) et Mathieu Sourisseau (b), le Tigre est un quartet soudé grâce à la ferveur d’un jazz éthiopien teinté de great black music et teinté d’un atavisme occitano-tchatcheur de bon goût. Habituellement à l’œuvre avec la langoureuse chanteuse éthiopienne Eténèsh Wassié, le Tigre des Platanes, ici recentré sur son noyau dur, embrase la salle des Voûtes dans la nuit de lundi à mardi. On s’en tiendra à cette seule image, qui n’était pas une hallucination malgré le lever du jour approchant : à la fin du concert, les musiciens quittent un à un la scène après un dernier morceau, « Roland Alfonso » et le public chante le thème a capella pendant de longues minutes, porté par le terrible tourbillon d’énergie et de joie laissé par le Tigre.

Piero Pépin et Mathieu Sourisseau au feu de la Friture Moderne - Photo Mathieu Thomassin

Un autre phénomène inhabituel se produit le lendemain soir. La Friture Moderne, fanfare fantasque au cœur de laquelle se trouvent d’ailleurs les quatre membres du Tigre, clôture le festival sur l’herbe du Verger, là où artistes, organisateurs et public partagent au quotidien les mêmes tables et buvette. La formation toulousaine, qui est en train de réinventer le genre de la musique acoustique pédestre, délivre une coulée jouissive de cuivres et percussions où vibrionnent des standards de jazz, rock et chanson brillamment revisités, du « 1969 » des Stooges au « Comme à la radio » de Brigitte Fontaine en passant par une version jubilatoire et francisée de « The Creator Has A Masterplan » de Pharoah Sanders, jaids chanté de cosmique mémoire par Leon Thomas. Voici ce qui arrive à la fin de cette torride prestation - intitulée, et cela a son importance, Pour en finir avec 1969 : comme promis au début du concert, la fanfare se met torse nu. Et le public qui chante et danse fait de même, les garçons comme les filles, chemises et tee-shirts joyeusement brandis sous le ciel pyrénéen. La veille, Pauline Oliveros avait formulé un espoir : « Ce genre de festival peut changer les choses. » Il semblerait que cela ait déjà commencé.

par Vincent Faugère // Publié le 9 août 2010

[1Cette trompette de fabrication spéciale est dotée d’un quatrième piston permettant de jouer les quarts de ton qui font la spécificité de la musique orientale. Elle est notamment popularisée aujourd’hui par Ibrahim Maalouf qui en a « hérité » de son père Nassim. Elle a également été utilisée par l’Aaméricain Don Ellis dès 1965.

[2Citizen Jazz n’était toutefois pas présent lors de la soirée inaugurale, ni le samedi.