Scènes

Eugene Chadbourne : les recoins du génie américain


Le très actif guitariste et banjoïste de Greensboro, figure d’une contre-culture populaire, était de passage à Pau en avril 2010.

Il faut filer dans les friches industrielles des faubourgs d’une petite ville de province : bâtiments immenses délabrés, rues chaotiques plongées dans l’obscurité, caravanes manouches en campement sur des espaces urbains abandonnées. Dans la déréliction des bétons, une salle réinvestie par des rockers, pour concerts et répétitions. Nous sommes au Localypso, géré par l’association paloise A Tant Rêver du Roi. Intérieur feutré, tapis et moquettes. C’est là que joue Eugene Chadbourne, guitariste majeur américain.

Eugene Chadbourne © Mathieu Thomassin

Petit auditoire, plutôt rock, attentif. Seul, tabouret, pupitre, partitions et textes qui volent, guitare dobro électrique, c’est le protest singer qui est à l’œuvre ce soir, mais derrière lui s’entend l’improvisateur. Il enfile les chansons de ses derniers enregistrements, Treason et Reason, délivre en twist un inénarrable « Roll Over Berlosconi » dans la lignée des salves tirées précédemment sur G.W. Bush ou Ceaucescu. Chadbourne malaxe mélancolie blues et déluges électriques, alternant son clair et distorsion, chanson country et virtuosité jazz. Le tout est saupoudré de grimaces et pitreries qui, en 35 ans, sont devenues la marque de fabrique du clown clairvoyant qu’il se complaît à jouer.

Présenter Eugene Chadbourne serait résumer ce qui ne peut l’être. Quelques repères cependant : déserteur, il crée au mitan des années 70 le label Parachute qui éditera notamment les premières œuvres d’un certain John Zorn, rencontre un maître de l’improvisation en la personne du guitariste Derek Bailey, tâte du rockabilly comme du free jazz, reste consciencieusement à l’écart des élites et joue avec la crème des musiciens, dont l’apport élève une montagne que peu ont franchie. Parmi eux on citera au moins le vieil ami Jimmy Carl Black, batteur des Mothers of Invention de Frank Zappa. Pour donner une idée de son éclectisme, on rappellera que ce thuriféraire d’Ayler a repris les sonates de Bach au banjo.

Eugene Chadbourne © Mathieu Thomassin

Autre caractéristique de celui que l’on surnomme, pour sa science musicale, « The Doc » : une discographie astronomique, à faire pâlir les amas galactiques propagés en leurs temps par Sun Ra. Avec l’avènement du CD-R et de l’enregistrement maison, Chadbourne est devenu un auto-producteur très prolixe, débitant par brassées des disques dont les pochettes, façonnées de ses propres mains, sont des objets uniques renfermant mille surprises de papier et photos recyclés. (Chez les punk rockers, on appelle ça le DIY - « do it yourself ») qu’il vend lors de ses concerts.

Comme Sun Ra, Chadbourne est un illuminé, au sens noble du terme. Il charrie dans son œuvre toute l’histoire de la musique américaine dans ce qu’elle a de plus populaire, mais aussi de plus contestataire, à la marge. Inlassablement, il exhume des vieilleries folkloriques, relit des standards, crée un immense répertoire d’auteur. L’air bonhomme, le cheveu fou, il transpire sur son micro, mouille la chemise, échange dobro contre banjo. Véloce, virtuose, il ranime toute la tradition musicale américaine, en un mélange de country et de hillbilly, ballades folk, chanson pop expérimentale et accélérations hallucinantes qui renvoient allègrement à leurs chères études tous les prétendants guitar heroes. Un dernier aller-retour sur le manche, des dégringolades de notes comme autant de perles de collier qui tombent et rebondissent, et ce sont les salutations.
Troubadour moderne, hobo infatigable, Chadbourne repart en toute humilité sillonner l’Europe, jouer dans les coins les plus improbables ou sur les scènes de grande renommée, pour porter encore et toujours cette musique qui est sienne, celle du génie populaire américain.

Eugene Chadbourne © Mathieu Thomassin