Entretien

Gebhard Ullmann

A la rencontre d’un poly-souffleur qui fait éclater les murs…

Gebahrd Ullman fait partie de ses musiciens connus sans l’être : la plupart des amateurs le connaissent de nom et savent que sa musique est novatrice, mais rares sont ceux qui l’ont écouté, particulièrement en Europe du sud, où il ne se produit presque jamais. L’occasion de découvrir un musicien soucieux de laisser son empreinte dans l’histoire des musiques créatives.

- Comment a pu naître l’album Bass X3 ? C’est un concept unique : deux contrebasses et une flûte basse ou une clarinette basse. Quelqu’un l’avait-il fait avant toi ?

Gebhard Ullmann : Je vivais avec le batteur Jay Rosen dans le quartier de Brooklyn’s Park Slope. Jay travaillait régulièrement avec Chris Dahlgren. Chris avait un salon avec un parquet en bois et une acoustique superbe ; il enregistrait des groupes chez lui, directement sur bande deux pistes. Nous avons donc décidé d’enregistrer en trio (Jay, Chris et moi) et fait deux sessions, qui sortiront en mars chez Leo Records sous le titre CutItOut. Pendant l’enregistrement, en discutant avec Chris, j’ai évoqué l’éventualité d’un disque avec Peter Herbert, un musicien moderne dont le label sur Internet n’a jamais vraiment décollé. Nous nous sommes rencontrés et avons enregistré en direct sur bande, sans aucune répétition

BassX3

préalable… Comme le label ne décollait toujours pas, j’ai fait un tour d’horizon pour trouver une solution et suis tombé sur Philip Egert de Drimala Records.

- D’où vient cette sonorité si sombre ? Avais-tu une idée à l’avance du type de son que tu cherches ou est-ce dû à un pur hasard ?

Trouver un son à soi prend du temps. Celaa fait trente ans que je joue du saxophone et mes priorités musicales n’ont pas cessé de changer. Même chose pour mon idée du son. Depuis que j’ai commencé à jouer de la clarinette basse, à la fin des années quatre-vingts, ma vision a complètement changé. Je me suis davantage concentré sur les registres graves et j’ai cherché à obtenir une sonorité plus sombre sur les instruments dont je joue (y compris la flûte basse). J’ai modifié leur structure, essayé de nouveaux becs et anches, testé les nouveaux instruments ou prototypes de becs des fabricants avec qui je collabore. J’ai toujours cherché à trouver un son qui soit le mien propre, plutôt que d’essayer de copier celui des autres. Le fait de jouer de toute une famille de bois, de la flûte piccolo à la clarinette basse, m’a permis d’en apprendre beaucoup sur ces instruments, et m’a aidé techniquement.

Parallèlement, j’ai enregistré des disques avec des ensembles de bois : un chœur de flûtes dans les années quatre-vingts et, plus tard, dans les années quatre-vingt dix, un ensemble de clarinettes. Mais le vrai tournant a peut-être été le travail autour de l’album Tá Lam, en 1991.

- Peux-tu me raconter d’où tu viens, où tu as grandi et comment tu es arrivé à la musique ?

Gebhard Ullmann © courtesy of Jos L. Knaepen (D.R.)

- J’ai vécu dans les régions de Cologne et de Bonn. Mes parents écoutaient de la musique classique, mais j’ai grandi avec le rock progressif allemand des années soixante-dix (Amon Düül, Can, Kraftwerk, etc.), les « rock heroes » comme Hendrix, et aussi les nouveaux avatars de… comment l’appelait-on ? La scène de Canterbury : Genesis, Soft Machine, Henry Cow, Hatfield and the North, Gentle Giant… En plus de tout ça, j’écoutais une dose salutaire de musique contemporaine, comme Penderecki, Messiaen, Stockhausen, etc. Sans oublier, bien entendu, ce nouveau mouvement qu’on a appelé Jazz-Rock.

- Comment nommerais-tu ta musique : free jazz, avant-garde, musique créative… ?

Je ne suis pas très fort pour les noms ! Si jazz est synonyme d’improvisation, de conception et de phrasé spécifiques… alors c’est du jazz. Même si je sais bien que le sens du mot jazz n’a cessé d’être dénaturé par un tas de gens à l’esprit étroit qui, par exemple, n’aiment Coltrane que de telle année à telle année ! Je joue peut-être juste de la musique contemporaine… De la musique d’aujourd’hui. C’est-à-dire que j’utilise des éléments musicaux passés que je place dans de nouveaux contextes, que je modifie un peu au lieu de les répéter inlassablement.

- Comment vois-tu la musique créative en Allemagne ?

Je ne sais pas trop pour l’Allemagne, mais à Berlin, l’univers de la musique créative est fabuleux. Il est très ouvert, et pas seulement au jazz. Il y a plein de lieux pour jouer, toutes les semaines il arrive de nouveaux musiciens, c’est un milieu international qui traverse les frontières des styles et des genres artistiques. A la fin des années quatre-vingts c’était différent ; je suis parti à New York car je pensais y trouver davantage d’artistes sur la même longueur d’onde que moi - ce qui s’est d’ailleurs révélé exact. Mais aujourd’hui, je suis de retour à Berlin et content d’y être. Après tout, je suis européen, c’est de ce style de vie que j’ai besoin. Pourtant, j’ai encore mes groupes à New York et j’y vais régulièrement pour travailler, enregistrer et tourner en Amérique du Nord.

- Que penses-tu de la scène musicale en France ?

Les musiciens de jazz en France ont développé leur propre langage avant que ça ne produise en Allemagne. Jusqu’à présent, il semblerait qu’il y ait davantage de soutien en France. En Allemagne, c’est depuis peu que les festivals présentent le jazz allemand d’aujourd’hui. Et je dois admettre que j’étais toujours un peu envieux quand je voyais la programmation des festivals français. A part ça, il y a de la bonne musique et de la moins bonne partout dans le monde, mais je connais beaucoup de bons musiciens français qui tiennent la route.

- Pourquoi ne joues-tu pas plus souvent en France ?

Il semble qu’il soit difficile d’être invité.

The Clarinet Trio

Après avoir joué avec mon Clarinet Trio au festival de Nevers, j’ai été invité à d’autres festivals, point final. La seule fois où j’aie pu emmener un des mes groupes américains en France, c’était il y a deux ans, à Strasbourg. C’est peut-être parce que je n’ai pas de manager français !

Où es-tu le plus reconnu en Europe ?

En fait, c’est en Amérique du Nord que je suis le plus reconnu. Il y a pourtant des agents en Europe et en Allemagne qui m’aident beaucoup et me soutiennent depuis des années. Mais je ne peux pas dire dans quelle région ou quel pays je suis reconnu. Il s’agit davantage d’individus ou de groupes d’enthousiastes répartis un peu partout en Europe. Dans certains pays, je n’ai même jamais joué : l’Italie, l’Espagne et la plupart des pays scandinaves.

Tá Lam

- Tu parlais de Tá Lam, un combo de dix musiciens. Peux-tu nous en dire plus ? Qu’est-ce que Tá Lam exactement ?

Juste un jeu sonore, le langage devenu musique. Un projet qui a changé toute ma conception de la musique, dès le début ; mais en même temps, c’est l’aboutissement de ma vision de la musique à l’époque. A la base, j’ai enregistré le disque presque tout seul, en combinant jusqu’à seize prises différentes. Uniquement des bois : tout un tas de flûtes, clarinette, clarinette basse, saxophones soprano, alto et ténor, ocarina basse, pipeaux. Il est intéressant de voir comment ce disque a été reçu : un des magazines de jazz allemand lui a décerné une étoile sur cinq en 1994, puis changé complètement de point de vue et l’a qualifié d’« incontournable » en 2004. Et c’est pareil pour d’autres chroniqueurs, qui lui ont attribué cinq étoiles dix ans après sa sortie !

Ensuite, j’ai d’ formé un sextet, puis un octet, pour finir par dix musiciens. Ce combo était l’un des premiers à regrouper des musiciens de Berlin-Est et de Berlin-Ouest après la chute du Mur, et je peux t’assurer que la réunification au sein de ce groupe a été une idylle. Chaque fois que je peux faire jouer cet orchestre, j’intègre de jeunes musiciens, nouveaux venus à Berlin, et qui sont parfois d’anciens élèves. Récemment, par exemple, j’y ai introduit un de mes anciens élèves bulgare. Ce qui reflète l’une des tendances de la scène musicale berlinoise de ces dix dernières années : la « cosmopolitisation »… Si on peut dire ça !

- Tu as beaucoup de groupes de formats différents et aux sonorités très diverses : Clarinet Trio, Conference Call, Basement Research, Tà Lam, le quartet avec Steve Swell… Que t’apportent tous ces projets ?

Il y a d’abord les projets autour des bois - Tá Lam Zehn et Clarinet Trio - pour approfondir l’idée d’orchestre de bois dont je te parlais.

Conference Call est un collectif de travail transatlantique dont les membres, après plus de sept tournées en Europe et aux États-Unis, se comprennent à demi-mot, et qui fonctionne comme une famille.

Basement Research est le groupe américain que j’ai créé en 1993 et qui, à l’époque, était l’un des premiers quartets à deux ténors + basse + batterie (j’ai toujours adoré Live at the Lighthouse d’Elvin Jones). Depuis, j’ai changé son format et c’est devenu un quintet qui tourne entre Berlin, Londres et New York, avec une fantastique nouvelle section rythmique. Nous avons enregistré en novembre, lors de notre dernière tournée.

Le Ullmann / Swell 4

Ullmann/Swell 4

avec Barry Altschul et Hill Greene est un quartet qui s’articule autour du trombone et du ténor / clarinette basse. Ce nouveau projet new-yorkais avec Steve a une dimension différente, ouverte, que j’aime beaucoup et qui m’ouvre de nouveaux horizons de jeux.

Pour les trios, avec Peter Herbert et Chris Dahlgen, j’explore le registre grave de la musique et j’ai recommencé à jouer de la flûte basse. Avec Chris et Jay Rosen, nous avons introduit l’électronique. Avec Chris et Art Lande, nous poursuivons mon disque Essencia chez Between The Lines, et nous nous plaçons clairement dans le domaine des improvisations calmes, avec beaucoup d’espace. Pour moi, c’est un peu comme un projet de ballades.

The Big Band Project

Le disque en Big Band avec le NDR Big Band était une occasion unique de présenter mes idées de « liberté arrangée », en mettant en relief les contrepoints, les contre-chants et les concepts qui apparaissent habituellement dans mes compositions mais qui, joués par un grand orchestre, deviennent encore plus intéressants.

Je me vois à la fois comme un interprète et comme un compositeur, un concepteur. Il y a des projets où j’apparais dans les deux rôles, mais parfois, l’une des deux facettes l’emporte.

Autre aspect très important à mes yeux : je tiens au vieux concept de combo cher au jazz. C’est-à-dire que mes groupes jouent ensemble pendant dix ans, voire plus. Ce qui permet à nos relations musicales et humaines de s’affermir. Après tout, le jazz est une affaire de communication, et on ne peut atteindre certains niveaux que si on donne de son temps.

- Pourquoi, au fil des albums, reviens-tu systématiquement sur certaines de tes compositions ?

Parce que j’ai différentes formations et que certaines de mes compositions évoluent dans le temps. Parfois je compose de nouvelles lignes ou je leur ajoute des parties bien après qu’elles ont été créées. Et quand la nouvelle physionomie du morceau est suffisamment différente de l’ancienne, je l’enregistre. Mais ne t’inquiète pas, il y a une foule de compositions originales qui n’ont pas encore été enregistrées !

- Dans quels autres projets musicaux es-tu es impliqué aujourd’hui ?

En dehors de mes propres projets, je joue avec les Schulldogs - Ed et George Schuller, avec Herb Robertson -, avec Stereo Lisa, un groupe berlinois de onze musiciens dont deux chanteuses. J’étais également programmé au festival de Monterrey, au Mexique, en février et mars 2006 et je réfléchis à un nouveau projet pour Tá Lam Zehn.

Quatre nouveaux disques sortiront en 2006 chez Leo Records, NotTwo Records, 482Music et Between The Lines. Tu trouveras plus de détail sur mon site.

Je crois que ma principale préoccupation, c’est de construire une œuvre.

- Habituellement, la vie d’un « musicien créatif » n’est pas des plus faciles, ni musicalement, ni matériellement. Qu’en est-il de la tienne ?

J’ai eu des hauts et des bas, mais depuis une dizaine d’années, je peux jouer ma musique avec, bien sûr, quelques contrats comme accompagnateur ça et là. Le problème dans le jazz, c’est qu’on n’a pas assez d’argent pour s’offir les services d’un attaché de presse ou d’un agent. Aussi, parfois, je finis par passer plus de temps à m’occuper du côté matériel qu’à travailler ma musique. Surtout depuis que je tourne aux États-Unis et en Europe. Mais je dois dire que faire partie d’un collectif de musiciens new-yorkais ayant beaucoup d’affinités m’aide beaucoup.