Gérard Nguyen
Atem 1975-1979, une sélection d’articles et d’interviews
Publié aux Editions du Camion Blanc, ce recueil signé Gérard Nguyen va réveiller chez bon nombre d’entre nous de délicieux souvenirs et s’apparente, trente ans plus tard, à un véritable livre d’histoire des musiques de traverse. Ceux d’une époque qui semble lointaine aujourd’hui puisque nichée au cœur des années 70 et finissant sa course à l’aube des années 80. On n’osait pas croire qu’un jour nous serait offerte la possibilité de nous replonger dans la vie d’un magazine tout autant prisé de ses lecteurs que des musiciens, qui y voyaient plus qu’un hommage à leur talent. Ils savaient que derrière les pages fiévreuses d’une revue trimestrielle et moins confidentielle que ses créateurs ne l’auraient imaginé au départ, il y avait pour eux le meilleur vecteur de la diffusion de leur art : une passion jamais démentie.
Mais soyons honnêtes : il faut dire ici que toute personne ayant arpenté les rues de Nancy voici 35 ans environ et qui, poussée par une irrépressible envie de découverte, franchissait la porte d’un disquaire appelé Le Vent, du côté de la rue Gambetta, dispose d’un avantage incomparable sur ses congénères quand il s’agit comprendre la singularité du phénomène Atem [1]. Imaginez la scène : derrière ses platines Marantz, une Camel rivée à la bouche, un passionné nous attendait avec un regard malicieux (dont il ne s’est pas départi depuis). Gérard Nguyen proposait en partage, à longueur de faces de 33-tours, ses coups de cœur du moment, lui qui se définit comme un grand fan de musique et confesse, à peine troublé, avoir « démarré avec Johnny Hallyday »… pour préciser aussitôt : « Oui, mais avec Jimi Hendrix en première partie » ! Nancy donc, où parut un beau jour un fanzine venu d’ailleurs, à la mise en page aride composée de textes tapés sur une vieille machine à écrire Japy, découpés et collés à la main… Et un n°1 mettant à l’honneur de sa couverture un groupe anglais nommé Hatfield & The North. Ah oui, tout de même ! Pas banal…
Durant cinq ans, évoluant pour ses trois dernières livraisons (l’ultime portant le n°16) vers une présentation plus « professionnelle », ce trimestriel aura célébré des noms prestigieux à grand renfort d’articles, d’interviews et de chroniques inspirées : Kevin Ayers, Tim Buckley, Can, Kevin Coyne, Nick Drake, Brian Eno, Faust, Robert Fripp, Peter Hammill, Henry Cow, Hugh Hopper, Magma, Fred Frith, The Residents, This Heat, Robert Wyatt… la liste est longue ! On imagine que la sélection des textes pour ce livre n’a pas dû être une mince affaire pour celui qui, en 2010, parle avec un bonheur intact de ces années teintées de magie. Un peu plus de six ans, qui ont d’abord vu la naissance d’une association, l’organisation d’un festival de cinéma, puis de nombreux concerts - à commencer par celui du groupe allemand Can -, la création d’un fanzine qui très vite deviendra une référence, donc, et enfin l’émergence d’un label qui comptera treize références.
Cherchez un peu autour de vous : il ne serait pas étonnant que vous croisiez ici ou là un fan fier de vous faire savoir qu’il possède chez lui la collection complète de ces précieux numéros d’Atem qu’il garde jalousement, rangée quelque part à l’abri des outrages du temps et, surtout, conscient du privilège d’avoir vécu cette histoire en direct.
Atem 1975-1979 constitue une belle séance de rattrapage et pas seulement pour les vieux de la vieille ! Ce livre est une mine d’or, habité de curiosité et d’une évidente tendresse à l’égard de tous ceux qu’il célèbre. 560 pages de bons souvenirs qu’on se surprend à feuilleter régulièrement, en s’émerveillant qu’une telle histoire ait pu voir le jour.
Nous avons rencontré Gérard Ngyuen au mois de juin. Parce qu’il fallait le faire parler à son tour, lui le grand architecte de ces années pas comme les autres.
- Citizen Jazz : Revenons un peu en arrière et dites-nous qui est Gérard Nguyen.
- Gérard Nguyen : je crois qu’avant tout, je suis un grand fan de musique, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. J’ai démarré avec… Johnny Hallyday. Mais, attention, c’est grâce à lui que j’ai vu Jimi Hendrix en première partie. Mais ma première vraie “claque”, ce fut un concert de Soft Machine en décembre 1969, salle Poirel à Nancy. A cette époque c’était un septet, et ils jouaient sur scène le répertoire de Third, qu’ils allaient enregistrer quelques mois plus tard. J’écoutais beaucoup de choses, y compris les premiers Pink Floyd et même Led Zeppelin, à l’époque, je trouvais ça bien.
- CJ : Comment est né ATEM ?
- GN : En 1974, avec deux ou trois personnes, nous montons une association de type 1901. A cette époque, je travaillais chez un disquaire où j’essayais de faire connaître les musiques qui me passionnaient. Soft Machine bien sûr, mais aussi Magma, Heldon, et beaucoup d’autres. A l’origine, il n’y avait pas d’idée précise dans la création de l’association. Nous avons commencé par un festival de cinéma Atem, avec une programmation centrée sur des films musicaux comme 200 Motels, Pink Floyd à Pompéi, Ned Kelly avec Mick Jagger, Zabriskie Point, Five Easy Pieces. Il nous a permis de gagner de l’argent, nous avons même dû doubler certaines séances quand il y avait trop de monde. Et puis, dans la foulée, l’association a organisé son premier concert, celui du groupe allemand Can. D’ailleurs, on trouve dans le bouquin une reproduction du contrat avec la date, le prix payé, la salle… Nous avons perdu un peu d’argent, ce qui ne nous a pas dissuadés d’organiser d’autres concerts : Hatfield & The North, Kevin Coyne, Henry Cow, Hugh Hopper avec Keith Tippett, mais aussi d’autres groupes comme Nektar ou Wallenstein.
- CJ : En 1975, vous prenez la décision de créer un fanzine. Pourquoi Atem ?
- GN : Il y a plusieurs explications… C’est d’abord le titre d’un morceau de Kraftwerk, et celui d’un album de Tangerine Dream. Et ça veut dire respiration, ce qui a tout de même du sens. Parce qu’il y avait un espace pour parler des musiques qui nous passionnaient… N’oublions pas que c’était la grande époque de Best et de Rock’n’Folk, les articles de Michel Lousquet, Paul Alessandrini, Hervé Picart ou Jean-Marc Bailleux ! Alors, nous ne nous sommes pas trop posé de questions, on l’a fait ! Au début, c’était moi tout seul, puis j’ai rencontré Pascal Bussy et Xavier Béal. Chacun est venu en proposant ses idées, ce qui nous a valu de très grands moments. Par exemple, pour la préparation du n°2, nous nous sommes rendus en Angleterre, chez Virgin à Vernon Yard. Nous nous présentons chez eux, une jeune femme nous ouvre, nous lui montrons le premier numéro avec Hatfield & The North en couverture et là, tout de suite, elle appelle l’attachée de presse qui arrive aussitôt. Nous lui faisons part de notre souhait de rencontrer Robert Wyatt, Kevin Coyne, Kevin Ayers, Henry Cow, etc… Et quelques minutes plus tard, Kevin Coyne arrive ! Puis nous avons Robert Wyatt au téléphone, un rendez-vous avec Kevin Ayers et les musiciens de Henry Cow ! Nous avons rencontré tous ces gens en deux ou trois jours. Avec juste un magnétophone, mais pas d’appareil photo ni de questions préparées. Ce qui me fait penser que nous n’avons jamais eu de problèmes avec les attachés de presse… Sauf peut-être ce jour où un type qui bossait pour le label Epic m’appelle en me disant beaucoup de bien du journal. Et qu’il voulait un article sur le groupe Kansas… Et là, je me suis retrouvé à déjeuner avec… Annie Cordy ! Allez comprendre. Mais le bon côté des choses, c’est que nous avons reçu beaucoup de disques de la part des labels à partir du moment où le magazine a commencé à être connu. Et notamment ceux des musiciens que nous aimions.
- Gérard Nguyen © Denis Desassis
- CJ : Revenons sur la forme. Au départ, la conception du magazine était assez artisanale ?
- GN : Oui, les 13 ou 14 premiers numéros étaient tapés à la machine, et vers la fin sur une IBM à boules interchangeables. Nous procédions en tapant les textes en colonnes, qu’il fallait réduire pour qu’elles passent sur un format A4. Et pour finir, c’était un travail de collage. Pour les trois derniers numéros, les choses ont un peu évolué car à cette époque, j’habitais Paris et je connaissais quelqu’un qui travaillait au journal Libération, qui n’était pas aussi important que maintenant. Alors nous avons pu utiliser le matériel du journal la nuit. Sur certains numéros, on peut reconnaître les caractères des titres de Libération.
CJ : Atem, c’était une affaire rentable ?
GN : Nous n’avons jamais perdu d’argent. Des libraires et des disquaires ont joué le jeu, ils mettaient le journal en dépôt dans leurs magasins. Les 2 000 exemplaires partaient, eux ne prenaient rien sur les ventes ; parfois ils gardaient ceux qu’ils ne vendaient pas, mais c’était plutôt rare. Pendant 13 numéros ils nous ont soutenus, il y avait des magasins à Paris, comme le Moulin de la Vierge, mais aussi à Brest, Dijon… Et puis, pour le quatorzième, nous avons voulu une distribution en kiosque, alors nous avons rencontré les NMPP qui nous ont exposé leurs conditions. A ce moment-là, nous fabriquions 7 000 exemplaires et nous en vendions 5 000, ce qui est très correct. A la fin, nous avions en outre près de 1 000 abonnés.
- CJ : Le n°17 n’a jamais vu le jour…
GN : Non, je crois que nous en avions marre. Un peu d’usure, des promesses d’articles qui ne venaient pas, et entre-temps, le démarrage du label. Mais ce que je voudrais dire ici, c’est que nous n’avons jamais connu de déconvenues ni de moments de solitude. Un type comme Wyatt nous a toujours soutenus depuis le premier numéro, j’avais son numéro de téléphone, je pouvais passer chez lui. Personnellement, je suis toujours copain avec Chris Cutler ou Fred Frith. Vous savez… Quand vous aimez un artiste, vous pouvez hésiter à le rencontrer pour ne pas pendre le risque d’être déçu. Eh bien, aucun d’entre eux ne nous a déçus. J’espère aussi que le bouquin sera l’occasion de reprendre contact avec les musiciens. Atem a été quelque chose d’important pour eux aussi. Parce qu’il faut bien comprendre qu’on trouvait chez les disquaires qui prenaient Atem en dépôt les disques dont parlait le journal.
- CJ : Des regrets ?
- GN : Non, pas vraiment. Peut-être aurions-nous aimé trouver quelqu’un qui écrive un article sur des artistes comme Frank Zappa ou Captain Beefhart. Mais des regrets, non.
- CJ : On imagine que la sélection d’articles n’a pas dû être facile ?
- GN : Je l’ai faite sur critères personnels, après relecture. Et je me dis qu’avec les technologies actuelles, on pourrait imaginer un blog qui permettrait d’en retrouver d’autres, voire des inédits, pourquoi pas…
- CJ : Parlons un peu du label Atem…
- GN : En fait, je crois que tout a commencé avec le groupe belge Univers Zéro, Daniel Denis, Roger Trigaux, Guy Segers… Ils sont passés à la maison, un peu au hasard, après avoir lu le magazine. Leur premier album était déjà sorti en auto-production à 500 exemplaires. Alors nous avons écrit un article sur le groupe, et puis nous avons eu envie de créer le label, de leur donner un coup de main en sortant le disque en pressage français. Nous avons fait une mise de fond de notre poche mais, encore une fois, nous n’avons jamais perdu d’argent sur les disques. Nous avions un distributeur, Freebird. Si bien qu’en additionnant les ventes en France et à l’étranger, le disque d’Univers Zéro s’est vendu à 6 000 exemplaires. Ce qui a fait venir Art Zoyd. Au total, le label a compté 13 références, dont les deux premiers Univers Zéro, trois disques d’Art Zoyd, un disque de Pascal Comelade…
- CJ : Mais même les bonnes choses ont une fin…
- GN : Oui, le label a pris fin au début des années 80, j’en avais marre, du label mais aussi de Paris : mes copains étaient à Nancy. Alors je suis revenu en Lorraine, je suis devenu producteur manager du groupe Kas Product de 1981 à 1984, puis j’ai créé un autre label, Les Disques du Soleil et de l’Acier jusqu’en 2009.
- CJ : Revenons au magazine. Tu dois garder quelques souvenirs hors du commun ?
GN : Oui, bien sûr. Il y a la visite chez Virgin dont je parlais tout à l’heure, évidemment. Mais je pense aussi à cette interview de Magma en 1975. Imaginez une visite en Haute-Marne, chez Christian Vander dans une pièce aux volets fermés, avec un tapis portant la griffe du groupe, un pupitre supportant un bouquin écrit en kobaïen ! Dans la voiture, le producteur Georges Leton nous avait prévenus : « Attention, Christian ne veut pas qu’on fume ! ». Nous arrivons chez lui, tout le monde s’assoit et là, Vander sort un paquet de clopes en nous demandant : « Vous fumez ? ». Nous ne savions pas si c’était un piège, alors poliment, nous avons pris un cigarette mais sans oser l’allumer. Il a fallu attendre au moins un quart d’heure avant que quelqu’un se décide !!!
- CJ : Il y a eu aussi un autre voyage en Angleterre ?
GN : Ah oui, très grand souvenir. A cette époque, il y avait chaque année un festival à Sierck-les-Bains où beaucoup de monde jouait. Je vois que les musiciens d’Henry Cow sont là et je leur demande pourquoi ils jouent en premier. Alors, ils me répondent qu’ils doivent partir vite parce qu’ils ont un concert le lendemain à Regent’s Park avec le Westbrook Brass Band, sous le nom d’Orckestra. De mon côté, je réussis à trouver quelqu’un qui veut bien m’accompagner à Londres. Henry Cow fait son concert, puis les musiciens repartent tout de suite. Moi, j’assiste à tout le festival jusqu’à deux heures du matin. Ensuite, je rentre à Nancy, et je repars en Angleterre, en pleine improvisation ! Après le concert de l’Orckestra, je passe un coup de téléphone à Robert Wyatt pour lui dire que je suis à Londres. Il m’invite chez lui, nous buvons le thé dans son jardin, avec Hugh Hopper, Bill Mac Cormick nous fait écouter un test pressing du futur disque du groupe 801 [2] et Robert Wyatt me dit : « Alfie [3] va venir nous rejoindre, elle vient avec une amie ». La voilà qui arrive en compagnie de… Julie Christie !
CJ : Pour finir, il y a l’histoire avec le groupe This Heat, que tu évoques dans le livre.
GN : J’étais chez Chris Cutler, nous parlions musique et notamment de Throbbing Gristle quand il me présente un type en me disant : « Ecoute ce qu’il fait ». Chris me prête son vélo, je suis le gars jusqu’à Brixton, à quelques kilomètres et là, au fond d’une cour toute noire, dans une chambre froide [4], je rencontre Charles Hayward et Gareth Williams, les deux autres membres de This Heat. La grande claque ! J’ai écrit un papier et j’ai sorti le disque en France, qui s’est vendu à 2 000 exemplaires !
Entretien réalisé à Nancy le vendredi 18 juin 2010.
Merci à Aymeric Leroy.