Chronique

Gerry Mulligan / Les Paul and Mary Ford

BDMusic

Label / Distribution : BDMusic

Fantastique parution dans la collection BDJazz de Bruno Théol (BDMusic), qui continue d’évoquer les pointures du jazz en « long box » (24 planches et 2 CD). Cette fois, il s’agit de rendre hommage au saxophoniste baryton, compositeur et arrangeur Gerry Mulligan. On y entend que ce magnifique musicien (qui avait très mauvaise réputation) a marqué de bien belles pages de l’histoire du jazz, du swing - avec le big band du batteur Gene Krupa [1] - au moderniste nonette de Miles Davis en 1949 [2].

Toujours en grande formation (c’est l’objet du second CD), Mulligan a participé entre autres aux merveilleuses machines de Claude Thornhill ou Stan Kenton sur la Côte ouest, avec « Young Blood » et ce « Swinghouse » de 1952 [3] Infatigable, il avait lui-même créé un orchestre de treize musiciens, le Gerry Mulligan Concert Jazz Band avec rien moins que trois trompettes, trois trombones, cinq saxophones (dont lui-même), plus contrebasse-batterie. Et le « All the Things You Are » du 20 avril 1957 mérite d’être cité : c’est l’une des versions (instrumentales) les moins mièvres de ce standard de Kern et Hammerstein, avec un solo mémorable de Mulligan « himself » au baryton. Comme le soulignent Christian Bonnet et Claude Carrière dans les textes de présentation, il n’a pas son pareil à l’instrument : « Il donne une image extrêmement allégée, à l’opposé de ses prédécesseurs, au point que son baryton et celui d’un Harry Carney, grand soliste ellingtonien, sonnent comme deux saxophones différents. »

Le premier CD, également passionnant, s’attache à présenter la musique de Gerry Mulligan en petite formation : il excellait aussi à diriger ces combos sans piano, en quartet, quintet et sextet avec les grands musiciens de l’époque : Chet Baker, Lee Konitz, Chico Hamilton, Bob Brookmeyer au trombone à pistons, Monk [4], Paul Desmond [5] On a droit aussi, lors du remarquable « Jazz on A Summer’s Day » (festival de Newport, juillet 1958), à l’éblouissant « Festive Minor » avec Art Farmer (tp), Bill Crow (b) et Dave Bailey (dm).

On l’aura compris : cette sélection est en tout point réussie pour ce qui est de dévoiler le talent et l’évolution du musicien, et ce en se cantonnant à une petite décennie.

Quant à la BD, elle est due à François Cerminaro qui, pour n’être pas dessinateur professionnel, n’en a pas moins réussi pour ce premier album des planches lumineuses et inspirées qui occupent parfois une page entière : palette délicate d’aquarelliste ou de lavis, portraits ressemblants… seul le texte manque de consistance, mais on prend tout de même un grand plaisir à écouter et (re)découvrir ce musicien si singulier.


Changement radical de décor, d’atmosphère, de style avec la BD consacrée à Les Paul et Mary Ford, toujours aux éditions BDMusic mais cette fois dans la collection BD Voices.

On prend un réel plaisir à découvrir cet album astucieux dans sa réalisation, drôle, imaginatif et très instructif, à feuilleter une vraie BD, classique dans son dessin, avec une mise en page claire (deux cases par page, un texte intelligent et synthétique). Le légendaire guitariste et génial inventeur Les Paul raconte sa vie à un jeune d’aujourd’hui qui, affublé d’un bonnet de schtroumpf, d’un débardeur et d’un pantalon baggy, possède un seul mot de vocabulaire : « Fuzzzzz » ! L’équivalent sans doute du « Gee » d’antan, mieux adapté à l’instrument dont Les fut l’un des promoteurs.

La vie passionnante et rocambolesque de ce grand inventeur, ingénieux technicien autant que musicien doué, est découpée en chapitres aux titres percutants et humoristiques (jeux de mots savoureux) qui illustrent une réactivité et un talent aptes à traverser toutes les époques.

Lester POLFUSS, dit « Les Paul » et né en 1915 a, pendant sa longue vie, manifesté une énergie et une activité incroyables.
Les notes rédigées par Bruno Théol complètent la biographie de cet autodidacte qui commença à l’harmonica, puis apprit la guitare country avant de se passionner pour le jazz (The Les Paul trio), puis passa à la variété en 1949 où il devint avec sa femme de l’époque, Mary Ford, un habitué des « charts ».

Il est surtout devenu légendaire pour avoir créé un modèle unique chez la firme Gibson au début des années cinquante : une guitare électrique originale, « solid body », finition or, vernis, signée de son nom, qui représentait encore au début des années 90 la moitié des ventes de la firme. Passionné par le son qu’il ne trouvait jamais assez bon, il perfectionna constamment sa guitare (la « log » en bois plein, la barrette Les Paul…) et inventa l’écho, le multipiste et le « re-recording » dès la fin des années trente ! Le saint patron des ingénieurs du son…

La sélection musicale, précise et fort complète, couvre les années du Les Paul trio de 1936 à 1947 pour le premier CD avec des tubes de 1944 « Blue Skies » et « Begin the Beguine », « Blues » avec le JATP, les participations auprès de Bing Crosby, des Andrew Sisters, des Delta Rhythm Boys. Le deuxième CD reprend la période 1947 à 1956, avec toujours le Les Paul trio sur « I Can’t Give You Anything But Love » et « La Rosita » au son particulièrement élaboré. Puis Les Paul et Mary Ford s’envolent dans les charts [6]

Ce long box est une vraie réussite qui souligne avec brio le remarquable parcours d’un des guitaristes pionniers, parmi les plus originaux du XXè siècle. Léger, attachant et authentiquement moderne, Les Paul, idole de toute une génération de « guitar heroes » et de rockers, méritait bien la consécration d’un volume entier.

par Sophie Chambon // Publié le 28 juin 2010

[1Enthousiasmant « Disc Jockey Jump » de 1947.

[2« Jeru », « Venus de Milo » et le « Godchild » du trop méconnu pianiste George Wallington.

[3Solos de ce cher Frank Rosolino (tb), du distingué Lee Konitz (as), de l’épatant Richie Kamuka (ts) et du non moins convaincant Conte Candoli (tp).

[4Sur « I Mean You ».

[5Le tube « Line for Lyons ».

[6N°1 en 1951 avec « How High the Moon » et en 1953 avec « Vaya Con Dios ».