Chronique

Various Artists

CTI Records : The Cool Revolution

Label / Distribution : Sony music

En 1970, un producteur de jazz issu des labels Impulse ! et Verve, Creed Taylor, fondait le label CTI Records. En 1970 ? Pas exactement : plutôt en 1967, mais CTI était alors une filiale d’A&M, et ce n’est que trois ans plus tard qu’il allait prendre son indépendance. Après des débuts hésitants - une incursion maladroite dans le monde du rock’n’roll auquel il ne comprenait rien -, la ligne éditoriale de Taylor s’affirme : une écurie de valeurs sûres, des moyens techniques importants, une identité de label matérialisée par des pochettes voyantes et un son « maison » très compressé, léché, chic, élaboré en étroite collaboration avec l’ingénieur du son Rudy Van Gelder [1].

A une époque où les ventes d’albums de jazz étaient en chute libre, CTI vont connaître une période florissante. Creed Taylor affirmait que sous sa signature, un artiste vendait cinq à dix fois plus d’albums que sur un label indépendant. De fait, le « packaging », autant du son que de l’image, donnait aux disques de CTI un aspect luxueux qui répondait à l’embourgeoisement d’une partie du public de jazz. Le concept portait en lui l’amorce de ses propres dérives : vers 1974-75, les sirènes commerciales allaient l’emporter et conduire le label à une production délavée, flirtant avec la soul ou le disco. C’est sous les auspices de Creed Taylor qu’allaient naître les premiers exemples de ce smooth jazz qui allait conduire nombre de musiciens vers une dangereuse impasse artistique.
Mais avant ces errements, CTI a donné quelques dizaines d’albums mémorables signés Ron Carter, Chet Baker, Stanley Turrentine, Hubert Laws, Freddie Hubbard, Tom Jobim [2]

Sony Music, qui a racheté vers 1980 la quasi-totalité du catalogue de CTI - déclaré en faillite en 1978 -, célèbre cette année le quarantième anniversaire de son accession à l’indépendance avec un bouquet de rééditions et ce quadruple album.
Présentation impeccable : coffret format 33 tours 30 cm ; dessus, une mosaïque de pochettes historiques ; dedans, quatre CD soigneusement rangés, qui reproduisent l’étiquette centrale des 33 tours CTI, et un livret (en anglais) riche en photos, dont certaines inédites, de toute l’écurie.
Ces quatre CD entendent évoquer chacun un aspect du catalogue CTI. Si l’on comprend bien le propos des trois premiers (« Straight Up », « Deep Grooves/Big Hits » et « The Brazilian Connection »), on a un peu plus de mal à saisir le fil conducteur du dernier, « Cool And Classic », qui rassemble des standards et des classiques du jazz (« My Funny Valentine » par Gerry Mulligan et Chet Baker, « All Blues » par Ron Carter, « A Child Is Born » par Kenny Burrell) à côté de la « Pavane » de Fauré par Hubert Laws et du « Concerto d’Aranjuez » arrangé par Don Sebesky, tandis que la version pénible de Also Sprach Zarathustra par Eumir Deodato, elle, se trouve sur le deuxième volume. Certes, il s’agit bien d’un « Big Hit », puisque ce titre fit un malheur à sa sortie (1972) et reçut même un Grammy Award, mais on peine un peu à suivre la logique.

Peu importe : l’anthologie rassemble quelques purs bijoux : le « Moment’s Notice » de Coltrane par Hubert Laws (1974), ou la version de « So What » par Ron Carter sur Spanish Blue (1974) ; des moments célèbres de jazz et de bossa nova : « Red Clay » de Freddie Hubbard (1970), « Salt Song » de Milton Nascimento par Stanley Turrentine (1971), ou « Free As A Bird » (1973) où le jeu de Fender Rhodes de Don Sebesky ressemble à s’y méprendre à celui de Chick Corea ; mais aussi quelques titres à oublier illico - en tout premier lieu le « What A Difference A Day Makes » d’Esther Phillips (1975), grinçant, chevrotant, flanqué d’une rythmique disco et de deux bonnes minutes de gémissements orgasmiques qui préfigurent le « Love To Love You Baby » de Donna Summer, enregistré quelques mois plus tard.

Somme toute, un portrait assez fidèle de ce que fut le label CTI : une dream team qui parvint à (re)faire du jazz une musique qui se vend, avant de fabriquer une musique qui se vend mais qui n’est plus du jazz et, reniant ses origines, se condamner à la disparition. Il doit bien y avoir une justice immanente, après tout.

par Diane Gastellu // Publié le 12 décembre 2010

[1La majeure partie des enregistrements de CTI Records ont été réalisés dans les studios d’Englewood Cliffs, qui appartenaient à Rudy Van Gelder.

[2La discographie complète de CTI Records a été établie par le producteur et critique Doug Payne sur son site, CTI Records : A Discography