Chronique

Gianni Lenoci Trio

Wild Geese

Gianni Lenoci (p), Pascale Gadaleta (b), Ra Kalam Bob Moses (dms)

Label / Distribution : Dodicilune

Un album posthume apporte d’autant plus d’émotion lorsqu’il vous annonce la mort d’un musicien que vous aimiez. S’il fallait illustrer le peu d’informations qui filtrent dans le jazz européen, et la porosité de façade qui existe entre la scène française et sa cousine italienne, le décès du pianiste Gianni Lenoci, l’an passé, en serait un bien triste messager. Citizen Jazz l’avait interrogé à propos de Joëlle Léandre, en 2016, lui qui avait enregistré avec la bassiste le charmant Sur la balançoire. Connu en France pour son duo avec le flûtiste et chanteur Francesco Forges, il était également un homme de trio, avec Steve Potts, Kent Carter, et même pour le présent album, le batteur Ra Kalam Bob Moses, aux collaborations multiples, de Dave Liebman à Gary Burton en passant par Paul Bley. Avec le contrebassiste Pasquale Gadaleta, Lenoci et Moses enregistrèrent en 2017 Wild Geese, hommage à trois modèles du pianiste : Carla Bley, Ornette Coleman et Gary Peacock, dont le « Moor » est l’occasion d’un joli mouvement collectif qui malaxe la mélodie pour en faire un dialogue permanent et turbulent où la contrebasse au jeu très clair s’échappe par instant.

Mais le grand sujet de Lenoci, qui avait étudié avec Mal Waldron et qui était un vrai connaisseur de Morton Feldman qui lui a donné le goût du minimalisme, c’était Ornette. On l’avait entendu, avec la chanteuse Tizia Ghiglioni, reprendre une belle version de « Lonely Woman » sur l’étrange No Baby sorti en 2017, toujours chez Dodicilune. Ici, on trouvera une magnifique lecture de « Beauty is a Rare Thing », lente et profonde, où le pianiste va chercher les émotions au cœur même de ses cordes, comme en relais de la contrebasse. Moses s’intègre peu à peu en caressant ses cymbales, plus percussionniste que jamais, avec une douceur rare. La mélodie se construit sous nos yeux, comme un chapiteau qu’on dresse, et prend consistance dans l’élégance du piano. Le propos s’étire, langoureux, sans manières ni redites. Une direction que prend également « Vashkar » de Carla Bley qui naît dans les basses d’un piano volontiers taciturne qui s’approprie un mélodie pensive, omniprésente même si elle peut sembler lointaine.

La mélodie, c’était la boussole de Lenoci, même dans la plus abstraite des situations. Une mélodie sans recherche inutile de joliesse, mais qui articule un discours fait de strates multiples, bien servies par un enregistrement impeccable où l’on goûte un luxe de détails, notamment les ponctuations de la batterie qui se saisit de chaque encoche, de chaque relief pour donner davantage de corps à ce disque. On en a une illustration dans « Sleep Talking », de Coleman encore, qui débute sur une annonce rythmique de Ra Kalam Bob Moses à la façon indienne ; le rythme structure d’abord ce long morceau central, légèrement altéré par la basse de Gadaleta comme une maïeutique pour le gimmick entêtant du piano, dont le motif ornait déjà, par instant, le « Vashkar » de Bley et devient sifflotement insouciant après être passé par des états plus âpres, dans une bataille féroce entre basse et batterie. C’est comme un souvenir qui s’efface, souligné par l’archet. Le souvenir d’un grand pianiste qui nous offre avec Wild Geese un dernier message, nous laissant triste mais charmé, comme l’image d’oies sauvages dans le soleil couchant qui orne ce très bel album.