Chronique

Au fond de la nuit

Francesco Forges & Gianni Lenoci

Francesco Forges (fl, voc, elec), Gianni Lenoci (p)

Label / Distribution : Le Petit Label

Quelques accords minimalistes et atones accompagnent le silence feutré d’un poème de Giorgio Caproni. Voilà qui suffit à nous faire plonger dans l’atmosphère étrange du duo associant le flûtiste et vocaliste Francesco Forges au pianiste Gianni Lenoci. Si le premier est renommé pour ses incursions dans la musique Renaissance, le second a été l’élève de Mal Waldron et de Paul Bley avant de travailler avec Joëlle Léandre [1] et de devenir un interprète reconnu dans le domaine de la musique contemporaine. Avec Au fond de la nuit, titre tiré d’une poésie d’Aragon piquée de rêverie debussyenne, c’est à une errance très intime que nous convie le Petit Label avec cet enregistrement datant de 2004.

Ce moment d’improvisation intense réunit plusieurs mondes et plusieurs langues au lyrisme intact. La scansion de Forges érode délicatement le silence dans un rapport très sensible au rythme des syllabes. Les poèmes semblent se déliter dans les fines brisures d’influences très contemporaines qui font la force au disque. On retrouve dans la nuit d’été impressionniste évoquée dans « Nocturno » un espace vertigineux laissé aux instruments pour un délicieux sentiment d’étrangeté. La flûte, dont les notes éparses sont plus proches du simple souffle que d’une quelconque mélodie, donne sa force aux mots, transportés par les tréfonds d’un piano préparé et aventureux.

On retrouve également l’alchimie troublante du temps et de l’espace dans le très beau « Frases incorrectas », poème de Bernardo Atxaga. Le métal de la flûte, bosselé d’électronique, instille une rythmique qui morcelle la métrique jusqu’à transformer les mots en musicalité brute. De loin en loin, lorsque le piano de Lenoci semble croiser Messiaen ou Ligeti, la poésie prend des tournures de scat imbibé de mots aléatoires ayant trouvé subitement un sens fragile et fugace.

La couleur très contemporaine de ce duo ne se départit pourtant pas de ses rhizomes irrigués de jazz. En témoignent le groove ascétique de « For Call Cobbs » ou l’intensité du vibrant « Steve Lacy, in memoriam ». C’est certainement la personnalité du sopraniste, avec qui les deux musiciens ont collaboré, qui les guide dans leur constante recherche d’une musique de l’instant. Celle-ci ne perd rien de sa spontanéité sur cet album précieux, et révèle une formation qu’on a hâte de voir sur scène.

par Franpi Barriaux // Publié le 10 octobre 2011

[1Voir Sur une balançoire, paru en 2004 chez Ambiances Magnétiques.