Chronique

Gratkowski / Kaufmann / De Joode

Oblengths

Frank Gratkowski (as, bcl, cl), Achim Kaufmann (p), Wilbert de Joode (b)

Label / Distribution : Leo Records/Orkhêstra

La réunion de musiciens tels que le multianchiste Frank Gratkowski et le pianiste Achim Kaufmann autour de la contrebasse de Wilbert de Joode, deux Allemands pour un Néerlandais, est en soi un événement. Créé à la fin du siècle dernier, le trio se reforme de manière irrégulière pour s’épancher dans des improvisations où règnent à la fois une concentration extrême et une liberté absolue de chacun des protagonistes. En témoigne « Anything Wooden or Oblong », pièce intense qui laisse sa place aux souffles presque éteints et aux chocs sur les diverses parties du piano devenu objet total, véritable percussion à touches assourdies et cordes tranchantes. Quant à la contrebasse de De Joode, elle est la ligne directrice de l’album sans prendre le dessus. Son archet est incroyable de puissance, joue à la fois de la stridence et des frappes bondissantes, en proposant profusion de climats, souvent fort denses.

Oblengths est un mot-valise qui définit au mieux ce qu’est la musique de l’orchestre : un parti-pris très horizontal, et même étendu dans tout ce que le mot peut avoir comme acception. Étendu comme la longueur des plages, qui fouillent dans chaque recoin tout ce que le trio peut avoir à exprimer. Étendu comme la technique des improvisateurs qui rendent musicale chaque parcelle de leur instrument. A ce titre, « Trash Kites » qui ouvre l’album en est un parfait exemple : la clarinette basse de Gratkowski plonge au plus profond des entrailles de la contrebasse pour fourrager dans les cordes qui se mêlent sans y prendre garde à celles du piano. L’habituel compagnon de Han Bennink délaisse toute fonction rythmique ; il est le liant entre les élans aussi soudains qu’hétérogènes de Kaufmann et Gratkowski . Peu à peu, le pianiste quitte les aigus cristallins et ce jeu très particulier qui rappelle qu’il est l’un des grands spécialistes de Herbie Nichols, pour une retenue sépulcrale qui clôt le long morceau.

Les mutations du trio sont continuelles et semblent n’obéir à aucune règle autre que celle de l’instant. Ce n’est pas pour autant décousu. Au contraire, il y a une précision et un cap tenu tout au long de l’album sans lourdeurs ni redites. On pense rapidement à Skein que les trois hommes avaient enregistré en sextet (avec Okkyung Lee, Richard Barrett et Tony Buck) déjà chez Leo Records en 2014. Oblengths paraît parfois en être la formule réduite, quintessenciée et ainsi plus pugnace. Un pur produit de l’excellence de l’improvisation européenne.