Entretien

Pierrick Pédron

En marge de la publication de Unknown, son nouveau disque, Pierrick Pédron s’est confié sur la genèse d’un album enregistré en quartet.

Pierrick Pédron © Michel Laborde

Après une série d’albums pour lesquels un important travail de production avait été fourni (Omry, Cheerleaders, And The), le saxophoniste revient à un jazz qu’on pourra qualifier de plus « classique ». Enregistré en quartet, Unknown remet le saxophone au centre de son jeu et se présente aussi comme une expérience de vie. C’est par téléphone que Pierrick Pédron a bien voulu nous expliquer son cheminement vers ce nouveau disque.

Pierrick Pédron © Jacky Joannès

- Après Omry, Cheerleaders ou And The, Unknown marque le retour à une formule plus « classique ». Est-ce une volonté ? Ce changement est-il dû à des circonstances particulières ? Est-ce une remise en question ?

Je parlerais plutôt d’une volonté. C’est quelque chose que j’avais envie de faire depuis longtemps, parce que sur les albums que vous avez cités, le saxophone n’a pas une importance primordiale en ce sens qu’il y a un gros travail sur la production et c’est donc une approche différente. Mais je me disais qu’il y avait ce petit manque, quand même, celui de retrouver « l’effet du quartet ». Évidemment, il m’arrivait de jouer régulièrement dans des formules de ce type avec différents musiciens, mais je n’avais pas vécu depuis longtemps le phénomène studio, enregistrement, concentration sur un nouveau répertoire et, si je peux me permettre, faire briller le saxophone du début à la fin, c’est-à-dire qu’il occupe une place prépondérante. Alors, fatalement, je devais me retourner vers un répertoire sinon traditionnel, du moins pour lequel le saxophone serait présent du début à la fin.

- Parlons des musiciens qui vous entourent. Il y a bien sûr Thomas Bramerie qui joue à vos côtés depuis longtemps, mais qu’en est-il des deux autres ? Comment les avez-vous rencontrés ? Pourquoi eux ?

Carl-Henri Morisset, c’est un jeune pianiste que je connais depuis assez longtemps. La première fois que je l’ai rencontré, il était très jeune, il devait avoir seize ans, il jouait dans un Big Band en Seine-et-Marne qui m’avait invité dans le cadre d’un hommage à Charlie Parker et je prenais, modestement, la place de ce dernier. Ce jour-là était aussi l’occasion de mettre à l’honneur un livre qu’Alain Gerber avait écrit sur Bird. Jean-Pierre Marielle était à mes côtés, lisait des pages de la vie de Charlie Parker à travers ce livre et de temps en temps, ce récit était interrompu par des interventions musicales. J’étais donc le soliste et dans le Big Band, il y avait un jeune pianiste qui s’appelait Carl-Henri, parmi d’autres musiciens qui eux aussi étaient très jeunes. La deuxième rencontre avec lui, c’est la plus importante, des années plus tard alors que je jouais en Italie avec Riccardo Del Fra. Carl-Henri remplaçait le pianiste habituel qui était, je crois, Bruno Ruder ou Paul Lay, je ne me souviens plus… C’était le quintet de Riccardo avec Airelle Besson. Il y avait donc ce jeune pianiste qui m’a dit : « Tu te rappelles quand tu étais venu jouer avec ce Big Band il y a très longtemps ? » Et là, en Italie, j’ai été surpris par la maturité qu’il avait pu prendre en si peu de temps. J’étais ébloui, en fait ! À ce moment-là, je me suis dit qu’il avait toutes ces choses que j’aimais dans le piano. Ce n’était peut-être pas encore mûr mais je savais que ça allait devenir assez phénoménal. C’est donc grâce à Riccardo que j’ai peu revivre cette expérience avec Carl-Henri et le jour où j’ai décidé d’enregistrer en quartet, j’ai eu une discussion avec Laurent De Wilde. Je lui ai proposé Carl-Henri qu’il ne connaissait pas, il m’a dit : « Pourquoi pas ? Je veux bien qu’on essaie de faire des sessions à la maison, pour me faire une idée de sa façon de jouer du piano ». C’était important que le directeur artistique entende ce pianiste qu’il ne connaissait pas, d’autant que Laurent est pianiste lui-même. Par conséquent, ses oreilles étaient doublement averties ! Il a été enchanté d’entendre la musique de Carl-Henri et la chose s’est faite.

A ce moment-là, on n’avait pas encore trouvé de batteur. On avait quelques idées en tête et je me rappelle une discussion avec un ami qui me disait : « Tu sais, Greg Hutchinson habite en Italie, il vient souvent jouer en France ». J’en ai parlé à Laurent qui m’a dit que pour le répertoire, Greg était le gars idéal. On l’a contacté et il a accepté de venir jouer avec nous. Évidemment, je connaissais l’animal, il est extrêmement connu, il joue avec plein de jazzmen de légende.

- Parlons maintenant du rôle de Laurent de Wilde sur ce nouveau disque…

Laurent a le rôle du directeur artistique.
C’est le résultat d’une discussion un soir au Sunset. C’est important que vous me posiez cette question parce que c’est une période de ma vie pendant laquelle je ne me sentais pas bien. Laurent m’a dit : « Je sens des choses chez toi, tu n’as pas la même manière de jouer. Tu as des soucis, des trucs qui ne vont pas ? » C’était marrant qu’il me parle de ça parce que j’ai toujours tendance à ne pas faire paraître mes soucis quand j’en ai, je suis plutôt du genre à mettre un masque et donner l’apparence du gars qui va bien. Ça ne se voit pas souvent quand je ne vais pas bien. Il avait repéré une certaine faille chez moi et dans cette discussion, je lui ai fait remarquer qu’il avait l’air de bien me connaître et que ce serait bien qu’on puisse collaborer, moi qui avais envie de jouer en quartet. Je lui ai demandé s’il accepterait. C’est parti de cette façon. Je l’ai donc choisi pour diriger le quartet. On s’est vus longtemps avant l’enregistrement, en se demandant ce qu’on allait jouer. A ce moment-là, je n’avais pas composé de morceaux, c’était au début de l’année 2016, une période assez chargée en émotions, en particulier parce que ma mère vivait ses derniers mois. C’était quelque chose de très profond pour moi parce que je commençais à me dire qu’elle allait partir un jour ou l’autre. Ce qui est arrivé le 26 juin 2016. Auparavant, à la fin de 2015, on avait tout de même prévu des dates de studio avec Laurent. On savait très bien qu’on allait enregistrer en décembre. Tout était déjà arrêté… sauf qu’on n’avait pas les morceaux ! Début 2016, j’avais le souci de me dire que je devais composer et aussi le poids de la santé de ma mère sur les épaules. Au mois de juillet, je me suis mis à composer. En septembre, quand je suis rentré à Paris, j’avais déjà plusieurs morceaux, je les avais enregistrés au piano sur un petit dictaphone de mon téléphone portable et on a commencé à les écouter ensemble.

Même quand ils ne sont plus là, les morts sont toujours vivants pour moi.

On a vu très vite dans quelle direction j’allais. Là, Laurent a été fantastique parce que l’une des premières choses que je lui ai dites c’est : « Écoute, on ne va pas faire semblant, on se connaît bien tous les deux, alors pas d’ego s’il te plaît, donc on joue franc jeu. Si tu n’aimes pas tel morceau, tu me le dis et je ne veux pas que tu fasses le serpent en disant que oui, c’est bien mais… » Voilà, je veux que cela soit franc, un directeur artistique doit être là pour faire son vrai travail et c’est quelqu’un en qui je dois avoir vraiment confiance du début à la fin, quitte à prendre des claques. Laurent, ça a dû lui faire quelque chose parce qu’il a été comme ça pendant toute la gestation du disque, l’après composition, l’écoute des différents morceaux et ça s’est vraiment passé dans cette ambiance-là. Quand il écoutait quelque chose il disait par exemple : « Oh la la, non ! On va essayer de faire autrement ». Il a été primordial dans ce travail-là parce qu’il n’a pas fait semblant et ça m’a enlevé une épine du pied. Je me sentais libre et je savais que je pouvais m’appuyer sur quelqu’un pour pouvoir réaliser cet enregistrement dans de bonnes conditions.

Cheerleaders (Pierrick Pédron)

- Vous avez évoqué le décès de votre maman. Ce disque dit des choses sur la mort mais aussi sur la vie. C’est intéressant de voir l’hommage que vous lui rendez et, en même temps, vous adressez un clin d’œil à votre jeune fils qui a deux ans désormais. Un peu comme s’il y avait une sorte de passage de témoin.

Oui, effectivement, c’est un passage. Je tenais beaucoup à composer un morceau sur ma mère et aussi pour le petit qui venait d’arriver. C’est le relais de la vie : « Moi je m’en vais, mais toi tu vas rester ». À travers ce disque, il y a ça : la perte d’un proche et la naissance d’un nouveau proche et la vie qui continue. Même quand ils ne sont plus là, les morts sont toujours vivants pour moi. C’est un cycle sans fin, c’est quelque chose que tout le monde connaît. Unknown, c’est un peu cet inconnu. Mais il y a plusieurs raisons à ce titre. C’est la grande question : que se passe-t-il quand les gens partent ? Sont-ils avec nous ou pas ? C’est l’éternelle question, c’est assez basique comme raisonnement mais tout le monde se la pose, peu importe le rang ou le niveau intellectuel. Quand on perd un proche, on se demande où il est, si on peut encore compter sur lui. C’est chaque personnalité qui va trouver une réponse et je trouve qu’il y a une part d’inconnu incroyable. Donc, ça fait partie de cette formule. Mais par ailleurs, je me souviens d’une phrase de Wayne Shorter qui m’avait marqué, à l’époque de la genèse de son quartet avec Brian Blade, John Patittuci et Danilo Perez. Celui-ci apprend qu’il fait partie du quartet de Shorter. Il est extrêmement touché mais voit que les répétitions approchent et que Wayne ne l’a toujours pas appelé pour mettre en place des morceaux et savoir ce qu’ils allaient jouer. Il commençait à flipper un peu et finalement, il a appris tout son répertoire et quand il est arrivé aux répétitions, il avait toutes les partitions. Alors il a expliqué à Wayne Shorter qu’il avait tout appris et lui a demandé ce qu’ils allaient jouer. Shorter lui a répondu : « On ne répète pas l’inconnu ! » Voilà. Cette part d’inconnu évoque la puissance, la fragilité, la prise de risque d’un quartet comme celui-là. C’est pour cette raison que j’aime beaucoup cette nouvelle formation, sans savoir vraiment ce qui va se passer, d’un jour à l’autre, en me disant que ça va changer. Avec une part d’improvisation. C’est vraiment très jazz, tout ça. Pour moi, ça peut être une définition du jazz : ne pas répéter l’inconnu. C’est quelque chose qui m’a vraiment marqué et je trouve qu’idéalement, dans la discussion de quatre musiciens, on doit aller vers ça.

- Ne pas répéter l’inconnu, une possible définition du jazz donc. Est-ce que vous faites partie de ceux qui annoncent régulièrement la mort du jazz ?

Non, vraiment non ! Pour moi c’est une musique intemporelle donc elle n’est pas près d’être morte ! C’est une question difficile. Je crois que les gens confondent style et jazz. Évidemment, le be bop c’est du jazz, mais ce n’est plus une musique de maintenant. C’est un style. Le hard bop est un autre style, le free aussi mais c’est du jazz. Je pense qu’à partir du moment où on a la culture de nos maîtres, parce que c’est indispensable pour n’importe quel musicien, il est bon ensuite de quitter les bases et de servir inconsciemment de tout ce qu’on a pu apprendre pour essayer de faire des choses nouvelles, même si ça paraît un peu prétentieux. Mais au moins, c’est une façon d’avancer dans la vie que de prendre des risques et de se prendre des baffes, aussi, parce qu’on sort du rang. Comme les soldats qui défilent et puis, il y en a un qui n’est pas vraiment derrière l’autre et qui sort en se disant : « Il n’y a pas de raison, je ne vais pas rester derrière ce gars-là, je vais m’écarter un peu pour avoir plus de place ».

Les meilleures surprises que je peux avoir en ce moment, je les trouve en écoutant de la musique classique

- Ce qui signifie qu’on ne connaît pas le jazz de demain ?

Bien sûr et c’est ça qui est bien. Il y aura toujours des musiciens pour nous faire découvrir des choses incroyables. C’est vrai qu’il y a tellement de monde aujourd’hui, on ne sait plus vraiment qui écouter. Moi je ne peux pas écouter tout le temps de la musique, ça me paraît impossible ! Chacun y va de son discours et de son expérience pour raconter des choses, faire en ne s’imposant rien, en essayant. Un disque comme Omry, c’était ça finalement, sauf qu’il s’est fait dans un esprit de liberté de production, quelque chose de différent mais pas dans le principe de l’improvisation au sens pur, comme je souhaiterais faire aujourd’hui.

- Dans Unknown, il y a une reprise de Depeche Mode ? Vous venez de citer Omry qui permettait d’en savoir plus sur vos amours musicales d’antan, en particulier pour le rock progressif et un groupe comme Pink Floyd. Alors, quelles musiques écoutez-vous aujourd’hui ?

Pour être honnête avec vous, et je n’ai pas peur de le dire, j’en écoute peu parce que d’une certaine façon, je n’ai plus trop de place. Bien sûr, je suis toujours très ému à l’idée de découvrir quelque chose que je ne connais pas et quand j’aime, quel bonheur ! Mais bien souvent, ce sera de la musique classique. Moins de jazz maintenant, je vais peut-être me faire descendre en disant cela mais je n’ai plus trop de place. Je ne vais pas essayer d’être un enfant modèle et dire : « Alors je ne sais pas ce que vous pensez de ce dernier truc mais ça, ça, ça et ça… ça vient de sortir et c’est énorme, je l’ai sur mon, ordinateur et je n’arrête pas de l’écouter ». C’est très bien de le faire, je ne critique pas, loin de là, c’est très enrichissant, mais c’est pour moi une question de temps et de disponibilité morale. J’ai tellement de choses autour de moi, il y a toujours de la musique dans ma tête et finalement, les meilleures surprises que je peux avoir en ce moment, je les trouve en écoutant de la musique classique et il peut m’en arriver d’en écouter assez souvent.

- Tout à l’heure, vous avez évoqué la place du saxophone. Quelle relation avez-vous avec l’instrument, la recherche su son, son évolution ? Comment le travaillez-vous aujourd’hui ? Qu’est-ce que vous recherchez du point de vue de l’instrument ?

Je me suis aperçu que l’apprentissage a duré pour moi très longtemps. J’ai passé des années à travailler dix ou douze heures par jour mon saxophone. Maintenant, je n’ai plus envie de le faire parce que je m’aperçois que le modeste bagage technique que je possède me suffirait pour raconter l’histoire de ma vie. J’ai toujours besoin d’être en contact avec mon saxophone pour qu’il sache que je suis toujours là. Mais c’est une sorte de remise en forme, pour le rassurer parce que si je le quitte trop longtemps, je sens qu’il m’en veut et que je vais payer les premiers concerts que je ferai avec lui parce que je ne serai pas en phase. Je le travaille beaucoup plus lorsque je suis dans des périodes où je joue : là j’ai besoin d’être constamment avec lui et de le jouer, même dans les chambres d’hôtel. Mais quand c’est une période où je ne joue pas, je n’ai pas forcément besoin d’être toujours avec lui parce que je crois beaucoup au rapport entre l’existence et l’art et je m’aperçois – c’est probablement le fait d’avoir 48 ans maintenant – que la vie m’apporte beaucoup plus qu’un travail sur des gammes toute la journée. Mais, encore une fois, le travail fourni autrefois sur le saxophone a été assez incroyable.

- Comment aimeriez-vous qu’on vous perçoive ? Qu’est-ce qui vous distingue, selon vous, des autres saxophonistes ? Qu’est-ce qui est votre « marque de fabrique » ?

Idéalement, ce serait justement de ne pas pouvoir m’identifier ! On identifie un saxophone sur son son, et c’est ça qui est assez incroyable avec les millions de saxophonistes qui existent sur cette planète : ils sont tous identifiables parce qu’ils ont tous un son différent. Mais pour ce qui est du discours, je n’ai pas envie de rentrer dans les rangs. J’aime bien que les gens soient un peu dubitatifs en se disant : « Tiens, c’est marrant, qu’est-ce qu’il veut faire, là ? » Se poser des questions, ne pas rentrer dans un cursus qui a déjà été fait. Évidemment, il m’arrive de faire des exercices et de jouer, quand on me le demande, « à la manière de » pour des stages scolaires ou des master classes, ce que je fais avec plaisir. Mais pour ma propre expérience, justement, j’aime l’idée d’avoir une liberté totale, de pouvoir dire des choses, même si elles ne rentrent pas dans quelque chose de déjà établi. J’aime bien me dire : « Tiens, je sais qu’il y a cette structure-là mais tant pis, je vais aller là-haut et voir ce que ça donne, je vais essayer de modeler, un peu comme une sculpture. Je vais essayer de faire une bosse et puis non, pas de bosse, je vais creuser, faire un trou, ça ressemblera peut-être à un œil, je n’en sais rien ». C’est ça qui me plaît : modeler le discours.

- Unknown, c’est votre actualité et la matière première des concerts à venir. Mais parallèlement, aujourd’hui, avez-vous quelque chose d’autre en tête ? D’autres pistes, de nouvelles idées ? Des collaborations ?

Non, je vous assure que non ! Pour l’instant, j’ai envie de vivre cette expérience à fond et je ne veux pas me laisser le temps de penser à autre chose. Ça prend beaucoup de temps d’imaginer ce que ça peut donner sur scène, d’essayer de construire les morceaux et les visionner, les transférer dans mes pensées et je veux vivre ça, vivre ces moments-là avant de penser à quelque chose d’autre. Je pense que le déclic se fera tout seul à un moment donné.

- Pour terminer : vous avez évoqué la musique. Si vous deviez en écouter maintenant, ce serait quoi ?

Alors ça dépend mais là, tout de suite, et ne pensez pas que j’ai des idées morbides, j’écouterais bien un requiem. Celui de Duruflé par exemple. Ou Mozart. Je sais que c’est extrêmement commun, mais je m’aperçois que c’est l’essence, que tout vient de là et pour moi c’est indispensable. Cela dit, il m’arrive aussi de mettre un bon Pink Floyd et d’être sur une autre planète ! Ou Neil Young… Qu’est-ce qu’il m’aura fait rêver, lui aussi.