Chronique

Ivo Sans ISC

Pragmata

Three : Toni Saigi (piano), Marc Cuevas (contrebasse), Ivo Sans (batterie) Four Five : Cesar Joaniquet & Jürg Wickihalder (sax soprano), Toni Saigi & Álvaro Torres (pianos et Fender Rhodes), Ivo Sans (batterie).

Label / Distribution : Underpool

Drôle d’oiseau que cet Ivo Sans. Poète-performeur et plasticien-sculpteur sur papier, comme le montre son site, issu d’une famille d’artistes conceptuels barcelonais, il est aussi, et c’est ce qui nous amène à lui, batteur de jazz. Souvent apparu aux côtés d’Agustí Fernández ou d’Evan Parker dans un contexte d’improvisation non-idiomatique, il nous prend ici à contre-pied avec cet album au titre aristotélicien et au répertoire éminemment monkien.

Sous une pochette qui pourrait laisser à penser, avec une introduction qui pourrait donner à songer et un petit livret bien caché, ce double album présente deux des géométries possibles de son groupe ISC (Ivo Sans Convida). Le premier disque, intitulé Three, présente la version trio. Le second, Four Five, met en scène un double duo (deux pianos-Fender Rhodes, deux sax sopranos) avec batterie.

Un double album de batteur, donc, qui ressemble très fort à un album de pianiste dans sa version Three, tant est mis en exergue le jeu résolu de Toni Saigi, assez époustouflant dans le rôle d’héritier putatif du grand Thelonious -même s’il se laisse parfois aller à la consonance rythmique, comme dans « El día del nom ». Mais si la filiation thelonienne saute à l’oreille dès les premières notes de Three, en revanche Four Five s’ouvre sur un sautillant duo de claviers doublé d’une paire de sopranos dont la saveur acidulée, que l’on retrouve tout au long du volume, rappelle un peu le duo Lacy-Cherry de l’album Evidence. On n’est même pas surpris de constater que l’un de ces saxophones est Jürg Wickihalder dont nous avions chroniqué jadis le très lacyen Furioso. Monk, Lacy, Sans. Comme une lignée.

Dit comme cela, on pourrait prendre Pragmata pour un hommage de plus aux grands hommes du jazz, et passer son chemin car on craint la poussière.

Mal nous en prendrait.

Il souffle en effet d’un bout à l’autre de ce double album un vent de liberté et de tranquille audace qui balaierait les préventions du plus rassis des amateurs de jâze. Une liberté qui fait fi des conventions et des effets de mode, et va son chemin sans rien demander à personne. Les compositions d’Ivo Sans sont astucieuses, efficaces, effrontées ; « Nada, vamos » et « Sarajevo Platja » s’avèrent de redoutables vers d’oreille, « Bird As A Free » et « Jazz Part 1, Part 2 » sont à la fois vaguement inquiétants et irrésistiblement drôles et « Lianca, o la guerra » a cette évidence mélodique des grandes ballades du répertoire. Un double album rafraîchissant et long en bouche, signé par un artiste à suivre absolument… jusque dans ses contre-pieds.

par Diane Gastellu // Publié le 27 mai 2018
P.-S. :

Les photos de la pochette et du livret sont d’Alicia Fingerhut, la mère d’Ivo Sans.