Scènes

Jazz 360 à Cénac

Avec, en points de mire, Louis Sclavis et Vincent Bourgeyx


Jazz à Cénac : un tour d’horizon complet

Langoiran, Cénac, Camblanes-et-Meynac, Quinsac, Latresne, autant de bourgs de l’Entre-Deux-Mers (33) qui accueillent désormais le festival fondé par Richard Raducanu, évidemment passionné, évidemment capable d’entraîner avec lui une équipe de bénévoles dévoués et de bonne humeur, évidemment capable de mobiliser les partenaires institutionnels. Le reste se raconte sur place, et l’on n’oublie pas que la Gironde (et la Nouvelle-Aquitaine) ne déborde pas de manifestations de ce genre (qualité de la programmation, prise de risques, attention soutenue à la scène locale, modestie de bon aloi) au point qu’on pourrait la considérer comme allant de soi. Il ne suffit pas de brandir le mot pour faire œuvre.

« Jazz 360 », cela veut dire un tour d’horizon complet, et ça tombe bien : quand vous redescendez de Cénac, le soir tard après les concerts, vous avez l’une des vues les plus extraordinaires sur Bordeaux, son port de la Lune (quand il y en a), ses quais du XVIII° siècle d’où partaient de solides voiliers pas encore chargés d’esclaves africains. Pas encore jazzmen non plus, ces hommes déportés, mais ça n’allait pas tarder. La ville est là, brillante de feux, éclatante d’artifice : aux mois de juin/juillet ça n’arrête pas. Tentative désespérée de réveiller une ville qui, sur le plan culturel, reste l’une des plus endormies de Navarre ? Vous aimez les feux d’artifice ? Venez à Bordeaux, vous serez comblés.

Sarah Murcia
Sarah Murcia

Ernest Pignon-Ernest s’est fait une spécialité de jouer avec les murs et d’y poser des œuvres peintes vouées à la disparition, ou à des survivances autres que celles de l’œuvre elle-même : photos et autres formes de reproductions ou d’évocations. Louis Sclavis, compositeur, artiste (photographe), instrumentiste (clarinettes), est touché par son travail depuis de nombreuses années, et il a déjà consacré un CD entier à évoquer musicalement le « street art » du graphiste : c’était le projet Napoli’s Walls, qui reste tout en haut de la production de Louis, et permettait à l’époque de « découvrir » Médéric Collignon, Vincent Courtois et Hasse Poulsen. Excusez du peu ! Depuis, la manière d’Ernest a bougé, et il était possible d’y revenir avec de nouveaux partenaires, le remuant et assoiffé de musiques Benjamin Moussay, la splendide Sarah Murcia, mûrie à tant de musiques diverses, et (pour un soir) le bouillant François Merville.

Ce fut un bien beau concert, dans une salle surchauffée et enthousiaste. Benjamin a mouillé la chemise en dix minutes, et s’est lancé dans de multiples et pianistiques envolées sans jamais (à mon sens) trouver cette perle de phrase qui m’impressionne tant chaque fois que je l’écoute. Mais quel beau partenaire pour ces musiques à la fois écrites de façon serrée et ouvertes à la liberté d’entreprendre ! Sarah et François étaient dans une grande première, et ce fut parfois audible : tempi suspendus un peu hésitants, un rien, mais qui pouvait s’entendre. Cela dit, au crédit total de la contrebassiste - qui devient au fil des concerts une incontournable de la scène jazz - un beau son projeté loin, un phrasé en solo d’une parfaite lisibilité et d’une superbe invention. D’ailleurs j’en ai recueilli des compliments autour de moi, et j’étais ravi comme un coq de pouvoir dire que je la connaissais depuis… un lointain voyage en Algérie, à Constantine ! Mais oui…

Louis Sclavis a présenté son programme, tous les titres de cette nouvelle suite en cours d’enregistrement (on espère), avec un sérieux et une classe irrésistibles. Tout en finissant par reconnaître à la fin que le lien entre les arts de l’image et ceux du son n’ont rien d’évident, et qu’on s’en moque un peu de savoir si telle valse réfère à Pasolini ou si telle balade renvoie à l’émotion (la sienne) devant « La Dame de Martigues ». Tous ces Characters On A Wall s’enchainent en douceur et en toute logique, et distribuent ici de la mélancolie, ici de la danse, ou bien là une forme de rage énergique. Cette idée obstinée de faire résonner les murs est à la fois source d’inspiration, et « limite des beaux-arts » comme on pourrait dire. L’un des plus éclatants quartet du clarinettiste depuis quelques années.

Vincent Bourgeyx
Vincent Bourgeyx

Voilà. Car pour le reste Cénac sera resté pour moi un village quelque peu inaccessible. Après avoir liquidé ma dernière voiture il y a plus de huit ans, je suis devenu dépendant des transports en commun, et de l’amitié de ceux qui ont été plus prudents. Et voilà comment on se retrouve le samedi bloqué en centre ville, au bord d’un trottoir, devant des tramways à l’arrêt pour des raisons techniques. Les trois amis que je devais retrouver m’ont assuré que Vincent Bourgeyx avait été à son plus haut niveau, et que Jeff Ballard (dm) les avait fascinés de bout en bout. Je crois pouvoir en inférer que Joe Sanders (b) et David Prez (ts) ont assuré leur partie au mieux.

Pour mémoire - ça compte - Jazz 360 aura cette année encore été bien plus qu’un tremplin pour de nombreuses formations régionales, et même extra régionales (Suisse par exemple). Citons d’abord Clax, au sein duquel on trouve Guillaume Schmidt (saxophones), Fred Pouget (clarinettes), Gilles Chabenat (vielle électro-acoustique) et Anne Colas (flûtes), un groupe originaire de Corrèze. Et oui, la Corrèze fait désormais partie de l’Aquitaine ! J’aurais bien aimé écouter le nouveau quintet de Serge Moulinier, un pianiste qui assure depuis de nombreuses années la persistance d’un art du swing spontané dans sa zone d’influence (vaste), et une belle programmation de jazz dans sa ville de Créon. Le Conservatoire de Région aura été présent également à travers des ateliers supervisés par Julien Dubois (saxophones). Reste à espérer qu’en 2019 (année des dix ans) les transports en commun me seront plus ouverts, et surtout plus au point. L’entendeur reste déterminé. Et salue son lecteur.