Chronique

Louis Sclavis Atlas Trio

Sources

Louis Sclavis (cl, clb), Benjamin Moussay (p, Fender, kb), Gilles Coronado (g).

Label / Distribution : ECM

Un coup de maître, un de plus ! On a beau savoir que Louis Sclavis a longuement pétri la pâte de sa musique pour la modeler et débusquer le mouvement qu’il recherche avidement dans une quête aussi métaphysique qu’artistique, revenant avec patience sur ses « brouillons », puis rodant son travail sur scène et le modelant avec une extrême attention avant de le graver [1] ; on a beau constater que le clarinettiste n’a pas son pareil pour s’entourer des musiciens acteurs les plus attentifs à la réalisation collective de son imaginaire, au point de constituer à chaque fois un groupe qu’on voudrait durable et qui, pourtant, cède presque fatalement la place à une nouvelle combinaison humaine ; on a beau être certain que l’étonnement émerveillé sera au rendez-vous… quand la musique paraît, on se rend à l’évidence : Louis Sclavis va encore au-delà de ce qu’on espérait. Ce disque en est une nouvelle preuve.

Avec Sources, sa neuvième contribution en vingt ans au catalogue ECM [2], le clarinettiste rebat une fois de plus les cartes et compose son Atlas Trio, formation sans batterie - ce qui ne saurait signifier pour autant que le rythme en est absent. Une formule inédite chez lui, avec laquelle il invente de nouvelles couleurs et tente de nouvelles expériences, et qui marque la volonté d’énoncer son propos dans un environnement plus minimaliste. Un terrain fertile, propice à des échappées belles à en couper le souffle vers lesquelles les musiciens s’évadent en toute confiance - la confiance que chacun éprouve à l’égard de ses partenaires. Une musique conçue pour le trio, qui la nourrit de ses inspirations au fil de sa création.

Louis Sclavis, Benjamin Moussay et Gilles Coronado ou l’accomplissement dans le rôle d’explorateurs d’un art indéfinissable qu’on appellera jazz par commodité mais qui, en réalité, assemble toutes les musiques pour dessiner une passionnante fresque contemporaine. Celle-ci est souvent intimiste, hypnotique aussi, toujours libre de ses mouvements ; elle sait s’alimenter en électricité rock sous les injonctions de Coronado, qui joue ici aussi le rôle de repère rythmique. Le guitariste trouve en Benjamin Moussay - lui-même fin marqueur du temps et propagateur de couleurs diffuses, un peu brumeuses, au piano ou au Fender Rhodes -, un complice de haute volée, toujours en embuscade, prêt à dispenser ses notes en forme de pluie dorée. Ces musiciens inventent une formule inédite, une musique de chambre ouverte à l’improvisation dans un exercice épanoui de symbiose entre leurs personnalités créatives, curieuses les unes des autres et capables d’élaborer sur chaque composition une véritable dramaturgie, en vous accordant le rôle enviable de complice.

Est-il nécessaire d’ajouter que Louis Sclavis est aujourd’hui totalement maître de son art, tant dans l’écriture (il signe la quasi-totalité des pièces) que dans l’exécution ? A l’approche de la soixantaine, il est rayonnant, comme illuminé par une quête permanente de pépites qu’il finit par trouver à force de « brasser, brasser, brasser, comme un chercheur d’or ». Il peut même se payer le luxe de supprimer des notes pour inventer d’autres rythmes. D’où l’idée de « La disparition ». Ou revenir inlassablement sur quelques notes qui jalonnent sa discographie tel un gimmick malicieux et qu’il sème comme des petits cailloux ; cette fois c’est sur « Près d’Hagondange » [3]. Comment ne pas être saisi par la beauté de « A Road To Karaganda », pierre angulaire de l’album, sans doute une des plus saisissantes compositions de Sclavis ? L’Atlas Trio atteint ici un sommet…

« Pourquoi ne pas inventer un atlas musical ? », telle fut l’idée de départ qui a abouti à la naissance de ces Sources, elles-mêmes symboles de l’enfance d’où vient toute chose et où naît l’inspiration. Car il faut ajouter que ce disque, virtuose mais jamais démonstratif, est habité de rêves lyriques qui en sont le fil conducteur vibratoire. Le nom du trio n’est pas le fruit du hasard : cet Atlas est bien celui de nos rêves d’enfant, rêves d’évasion et de beaux voyages imaginaires devant une carte du monde ou un atlas, justement. Atlas, un mot qui se prononce de la même manière dans tant de langues qu’il en est presque devenu universel.

Sources est le disque très riche d’un artiste devenu majeur en toute humilité, le disque d’un musicien qui vous guide dans ses rêves de voyages, intérieurs ou réels, et vous conduit, après l’émerveillement, à la plénitude. Un disque essentiel. Aucune raison d’être lost on the way

par Denis Desassis // Publié le 9 juillet 2012

[1Voir l’excellent documentaire de Fabrice Radenac dont Citizen Jazz s’était fait l’écho.

[2Sur le label de Manfred Eicher, Sources fait suite à Rouge (1992), Acoustic Quartet (1994), Les violences de Rameau (1996), L’affrontement des prétendants (2001), Dans la nuit (2002), Napoli’s Walls (2003), L’imparfait des langues (2007) et Lost On The Way (2009) ; ce dernier étant le sujet d’étude de Fabrice Radenac pour son documentaire consacré à Louis Sclavis.

[3Titre clin d’œil à « Loin d’Hagondange », pièce de théâtre de Jean-Paul Wenzel évoquant la vie d’un couple d’ouvriers des aciéries.