Scènes

Jazz à Luz, édition 2008

Ce qu’il y a d’agaçant à Jazz à Luz, c’est qu’il faudrait faire les trois-huit pour tout voir et tout raconter…


Ce qu’il y a d’agaçant à Jazz à Luz, c’est qu’il faudrait faire les trois-huit pour tout voir et tout raconter. Le chroniqueur y est soumis à des cadences infernales : premier rendez-vous chaque jour à 11 heures, déjeuner au Verger, redémarrage des concerts dès 15 heures, sans compter la musique ambulante toute la journée dans la ville, et ça continue jusqu’aux afters qui se terminent à l’aube. On n’a plus vingt ans, que diable.

Outre la profusion musicale (plus de trente spectacles en quatre jours, faites vous-même le calcul), il y a tant de choses à voir ! L’église fortifiée du XIIème, les aménagements provisoires du XXIème - comptoirs, portiques, meubles temporaires en bois recyclé -, les chapeaux projectifs improvisés par Véro, le mouton AOC, les marmottes en peluche qui vous sifflent dans la rue, le Madiran et le Pacherenc, le château où l’on grimpe au petit jour parce qu’après on n’a plus le temps et que de toute façon le soir il pleut, les cirques : Gavarnie et Troumouse, le gave qui polit ses galets avec une application millénaire, la file d’attente pour l’excellente cantine du festival entièrement tenue par des bénévoles, où public et artistes s’assoient aux mêmes tables…

Tout ça pour vous dire qu’on n’a encore une fois pas tout vu, et qu’on en est fort marri. Mais qu’y faire ?

H. Suhubiette © F. Journo

Vous avez voulu voir le spectacle « jeune public » d’Hervé Suhubiette, « Fantaisie martienne », une fable surprenante qui emprunte à Buster Keaton et à Cyrano (celui des Etats et Empires de la Lune), avec une vraie poésie lunaire et une musique qui ne prend pas vos enfants pour des buses ? Vous allez manquer, à quelques kilomètres de là, la minute de silence en l’honneur des acteurs de la culture tombés en résistant. Et le concert de Barkatu Bartok, ce duo dont tout le monde vous dit tant de bien depuis si longtemps que vous teniez à l’entendre. Perdu… Vous avez rendez-vous pour une interview ? Les copains vous informent avec commisération qu’ils ont vu jouer, eux, Philippe Cataix et Gilles Carles, et que c’était un pur moment de bonheur. Vous partez vous réchauffer dans un café par une soirée de dimanche trop froide ? Vous n’étiez pas au spectacle le plus controversé de l’édition 2008, celui de Ryoji Ikeda dont vous n’aurez pas non plus d’images parce que le créateur interdit toute prise de vue.

Ce qu’il y a de bien à Luz, c’est justement ça : les controverses. Les spectacles qui ne font pas l’unanimité. C’est louche en art, l’unanimité. Ça sent le consensus mou, le manque d’audace, la mécanique bien huilée. A Luz, on ose et c’est tant mieux. Si le débat est vif, s’il s’est produit une bataille d’Ikeda qui rappelait un peu celle d’Hernani, c’est que - grâces en soient rendues aux programmateurs - la médiocrité n’était pas à l’ordre du jour : la médiocrité ne fait jamais débat.

Et ce qu’il y a de bien à Luz, c’est la musique en général. Celle qu’on a entendue aussi, parce qu’on n’a pas tout manqué, quand même !

M. Démereau © Photo H. Collon/Vues sur Scènes

Cannibales et Vahinés ne fait pas franchement dans la dentelle. Spectateurs en apnée après un début haletant : une suite ininterrompue de quatre morceaux joués à tombeau ouvert et, comme on dit, « les potards à 11 ». Influences free-jazz, funk, électro, trip-hop peut-être, éthiopiennes bien sûr (deux d’entre eux sont aussi membres du Tigre des Platanes). L’ensemble est on ne peut plus percutant, manque parfois un peu de cohésion mais si l’on est friand de prises de risques, on ne pouvait que se sentir comblé.

S’il y avait un point commun entre les deux spectacles de ce soir-là, c’était le groove. Pour le reste, Tony Allen, ancien batteur de Fela, nous a présenté un afro-beat très efficace, mais assez plan-plan comparé aux Cannibales. Les premières rangées de sièges avaient été retirées à la demande du maestro pour ménager une piste de danse… Côté musique à proprement parler, c’était haut en couleurs, tropical mais pas franchement aventureux, avec un son qui fleurait bon la musique de bal afro-antillaise des années 70 : guitares wha-wha, clavier au son de Fender Rhodes et basses répétitives à l’envi.

Werchowska-Pontevia-Boubaker © F. Journo

Werchowska-Pontevia-Boubaker. Pas vraiment facile à prononcer, le nom de ce trio. Piano, sax alto et basse, batterie horizontale commencent un échange feutré à base de frottements, de souffles, de percussions douces au piano, de cymbale souple. La construction s’organise au fil de l’improvisation et monte rapidement en puissance : Heddy Boubaker ratisse les harmoniques de ses saxophones, Nusch Werchowska jette des chaînes sur ses cordes, un paysage se profile, tourmenté. Une fumée blanche s’élève alors de la scène, on ne saura jamais vraiment pourquoi ni comment. Effet spécial spontané ? Les sons s’éteignent puis reprennent, infimes, Mathias Pontevia joue de la feuille d’aluminium. Break subit pour la fin du set. Il n’est que midi, ou il est déjà midi, peu importe. Le voyage était bon.

L’après-midi, un autre set à base d’improvisation pure. Phil Minton utilise toutes les ressources de la voix et du corps : halètement, cris silencieux, borborygmes ; Daunik Lazro parle dans son saxophone, claque du bec et des anches. Quelques bribes de chant diphonique répondent à des diphonies au sax ; Minton démontre sa maîtrise des techniques de chant classique, du jodel, du blues, et revient aux bruits. Le saxophone converse et diverge, l’échange fourmille de coïncidences de vieux couple. Mise en cause de la beauté, mise en scène des sons obscènes, jeu sur les intervalles ténus entre son et non-son, musique et non-musique. Une heure de questionnement sur le congru et l’incongru, marquée aussi par un solide sens de l’humour. « What happens if you swallow ? », demande Phil à Daunik en parlant de son anche. Ils rient, et la salle comble aussi.

J.-Ph. Morel - Photo © H. Collon/Vues sur Scènes

Le soir, United Colors of Sodom précédait curieusement Bazar Kumpanya. On imagine mal musiques plus dissemblables. Déferlement joueur de sons électrifiés et acoustiques, joyeux foutoir mêlé de rock, de contemporain et de samples où Messiaen s’acoquine avec Magma, jeu de scène trash metal pour un guitariste tout droit sorti de « Highway to Hell » : United Colors vous envoie en pleine figure une boule d’énergie faite de compositions serrées et d’envolées free. Médéric Collignon branche et débranche ses compères, Jean-Philippe Morel fomente le désordre, les deux batteurs (oui, deux) palpitent comme un processeur « double coeur » au centre de la machine, l’atmosphère est saturée d’électricité…

L’orage - au sens propre, avec du tonnerre et beaucoup d’eau - finit par éclater pendant le concert de Didier Labbé et son ensemble franco-turc Bazar Kumpanya. Une collection de mélodies qui batifolent des deux côtés des Dardanelles. Parfois à la limite du folklorisme, parfois très imprégnées de jazz ou de musiques occidentales, festives ou nostalgiques. Un écran en fond de scène projette des vues d’Istanbul, des scènes de rues turques passées en marche arrière, des gros plans panoramiques sur les eaux du Bosphore. Surprise ! Pendant que les vagues déferlent sur l’écran et que les musiciens jouent « Yakamoz », voici que la marée monte sous l’avant-scène : la pluie s’invite au spectacle en passant sous les praticables. « Yüksek Tepeler », qui suit, est l’occasion de morceaux de bravoure : longue introduction à l’accordéon, duel de kaba zurna (hautbois traditionnel) et de saxophone. Le public enchanté en redemande, c’est un morceau du guitariste américain Brad Shepik qui conclut le concert. Entre-temps, la pluie s’est un peu calmée. Direction la salle des Voûtes pour le Free Soul Band et l’after.

D. Labbé - Photo H. Collon/Vues sur Scènes

Le dimanche avait un drôle de goût. L’entreprise Mondovélo avait jeté son dévolu sur la vallée pour son « Étape du Tour », une compétition amateur promotionnelle. Route d’accès à Luz barrée de 9 heures du matin à 15 heures : idéal pour les festivaliers qui dormaient en aval… et surtout pour les organisateurs de Jazz à Luz.

Le trio Chiesa (contrebasse) - Pallandre (paysagiste sonore) - Pichelin (synthèse analogique) présentait ce matin-là, dans la salle de la Maison de la Vallée, une coproduction du festival NPAI de Parthenay et de Jazz à Luz. A partir d’enregistrements de sons concrets (chants d’oiseaux, bruits d’eau et de mécaniques, paroles d’artisans…) mixés sur le vif et d’une contrebasse aérienne qui s’ajoute aux sons sans les commenter, les trois hommes nous proposent une vision tout en nuances, du presque rien à la stridence, pour revenir aux bruits infimes d’un marais au crépuscule. Un peu comme le film sonore d’une journée dans la campagne poitevine.

Octave Agobert jouait l’après-midi à la chapelle de Saint-Sauveur, une sorte de pâtisserie sulpicienne dont le choix s’imposait pour un musicien… « culte ». Le public massé jusque dans les recoins attendait le retour d’un artiste singulier qui a travaillé dans les années 70 - 80 avec Gérard Marais, Raymond Boni, François Méchali, Louis Sclavis… En robe d’avocat - et pour cause : il est maintenant inscrit au barreau de Toulouse -, Agobert retrouvait le live après des lustres d’absence avec « Le blues du juriste ». Défiez-vous des titres : c’est une exploration méthodique de la tristesse chez Couperin, Bach, Granados, Carlos Gardel… Sans mise en scène, sans éclairages, sans filet, fouillant les méandres d’une culture musicale buissonnière qui englobe musette et contemporain, Stravinsky et la Paloma, Octave Agobert improvise à l’accordéon un parcours zigzaguant qui fait de l’ironie et du funambulisme les masques pudiques de la sensibilité.

H. Labarrière - Photo © H. Collon/Vues sur Scènes

Le soir, Hélène Labarrière jouait dans une atmosphère humide et froide, pas facile pour une musique qui en appelle au corps au moins autant qu’au cerveau. Le groove tellurique du quartet « Les temps changent » est tout de même parvenu à réchauffer, sinon le public, du moins l’ambiance. Le répertoire, issu pour l’essentiel de l’album du même nom, a déjà évolué et n’en est encore qu’à sa phase de maturation, mais le millésime est de ceux qui vieillissent bien. Mieux que bien. Hasse Poulsen tire d’une guitare électro-acoustique couplée à quelques pédales d’effets une variété d’atmosphères et d’expressions qui fait douter de l’utilité des guitares électriques… Le passage à la scène donne aux compositions un caractère plus organique, faisant appel à la transe et à la danse : les ostinatos à la contrebasse sonnent parfois comme des basses africaines, le baryton de François Corneloup prend du corps et la batterie de Christophe Marguet, de l’épaisseur. Le rappel sur « Soizig » donnera à Hélène Labarrière l’occasion de lancer un défi au public : retrouver la chanson qui est à l’origine de ce morceau. Langue au chat…

Lundi 7 juillet, ça sent la fin : on démonte le chapiteau. Petit coup de blues : déjà ? On commençait juste à prendre le tempo…

Quand Joe McPhee joue à 11 h du matin, normalement, c’est dans le cadre d’ateliers pour les enfants des écoles, et il leur demande alors de lui raconter une histoire. Comme nous sommes des grands, c’est lui qui va nous en raconter. « Ma musique », dit-il, « vient de la terre, de l’air, de l’eau… et, quand j’ai de la chance à la fin du concert, du feu ». Les histoires d’oncle Joe parlent de douleur : les quatre petites filles noires brûlées en 1963 dans l’église de Birmingham (Alabama) à qui il dédie un « Come Sunday » bouleversant, puis une version tranchante de « Evidence », de Monk : evidence, en anglais, désigne un indice, une pièce à conviction, un témoignage. Elles parlent de révolte avec un gospel revu façon Albert Ayler, et d’amour avec un hommage à Coltrane : « Tell Me How Long The Trane Has Been Gone ». McPhee nous conseille enfin de regarder l’avenir, même si l’on porte le passé. Un solo maîtrisé de bout en bout, poignant et chargé d’une telle humanité qu’on en reste tout chose.

Raymond Boni et Hamid Drake cherchent l’entente dans l’échange d’énergies nerveuses et de masses sonores. Pourtant, leur propos reste intelligible. Sans doute parce qu’ils n’ont pas peur du silence, de cette attente de l’autre qui fait naître la tension, le désir de se rejoindre. Il reste dans ce duo qui démarre quelques aspérités, des instants où la communication semble se perdre. Mais les deux personnalités musicales s’entendent, l’un dans le foisonnement, l’autre dans la solidité d’un tempo qu’il triture à loisir.

R. Boni - Photo © H. Collon/Vues sur Scènes

Pas de Jazz à Luz sans débat : c’est une manière de bilan mais aussi d’ouverture sur une nouvelle année culturelle, et pour le chroniqueur, une conclusion providentielle. Le thème de cette année était un mot : « élitisme ». Cette étiquette poisseuse que l’on colle aux musiques qui osent, pour justifier le refus de les diffuser ou de les soutenir. Sous la direction d’Anne Montaron, productrice de l’émission « A l’improviste » sur France Musique, musiciens et public ont discuté la notion même, plaquée sur nos musiques par ceux qui ne les connaissent pas, et identifié ce qui se cache derrière le mot. Les plus belles interventions ont été celles de gens « tombés dans la marmite » un peu par hasard : cette jeune bénévole venue pour suivre les copains et qui, après plusieurs années, découvre soudain ce qui bouge dans cette musique et se met à l’aimer. Ou cette autre qui déclare : « ici, tout le monde peut avoir la chance d’écouter quelque chose de nouveau ». On ne saurait mieux dire !

Le débat - Photo © H. Collon/Vues sur Scènes