Entretien

Hélène Labarrière

Jazz à Luz, dimanche 6 juillet 2008. Hélène Labarrière nous reçoit dans sa loge, entre la balance et le concert. Au cours de l’entretien, François Corneloup, Hasse Poulsen et Christophe Marguet nous rejoignent.

  • Votre quartet a enregistré son album Les Temps Changent en janvier 2007. Votre dernier projet en tant que leader, Machination, remonte à plus de dix ans. Que s’est-il passé entre-temps ?

Beaucoup de choses ! (rires) Plein de rencontres, de nouveaux groupes, beaucoup d’expériences musicales très variées avec des comédiens, des danseurs… Je suis un peu lente à faire les projets : je n’ai pas une âme de compositrice, de leader, quelque part je me sens toujours “bassiste”. C’est toujours un peu l’accouchement dans la douleur… et puis j’avais besoin de me poser, de réfléchir.

  • Comment est né ce projet-là, précisément ?

Il est né du désir de la rencontre avec mes camarades : Hasse Poulsen, François Corneloup, Christophe Marguet. Trois musiciens que j’aime énormément, aussi bien musicalement qu’humainement. C’est d’abord ça : l’envie de jouer avec eux avant toute chose. Finalement, je ne suis pas vraiment compositrice : j’ai écrit des petits trucs, on s’est réunis et je leur ai dit « voilà, moi j’aime improviser totalement, jouer des rythmiques, des mélodies, je vous amène mes petits trucs en vrac », et on a construit autour de ça.

  • Une élaboration collective autour d’idées de départ ?

C’est ça. Ça s’est fait progressivement : on a enregistré il y a un an et demi mais le groupe avait joué avant, ici ou là. Le fait d’entrer en studio pour faire cet enregistrement nous a permis de franchir une étape supplémentaire.

  • Depuis la sortie de l’album, la musique a probablement évolué en vivant sur scène ?

La sortie de l’album nous a permis de faire connaître l’orchestre. Le disque a été bien reçu, ça a facilité les contacts mais nous n’en sommes qu’au début de la version live du disque. Evidemment ça évolue très vite : comme toujours dans cette musique, il y a une très grande marge de transformation, de progression dès qu’on fait de la scène.

  • Musique vivante dans tous les sens du terme ?

Exactement. Je crois que le disque a posé quelque chose, maintenant nous partons de là pour faire évoluer la musique.

  • Ce qui caractérise cet album, c’est un sentiment de perpétuelle instabilité : la musique ne se pose jamais, elle est toujours en train de repartir plus loin. A l’opposé du poncif sur la contrebasse qui serait le point fixe de l’orchestre. Comment est-ce venu ?

Je sais pas trop, je pense qu’il y a plusieurs choses. Il y a le moment où on a enregistré, une espèce de magie de l’instant, les choses se sont passées très facilement. On n’avait pas répété depuis longtemps, on avait tous très envie de le faire, on était dans un endroit particulier, loin de chez nous. C’est toujours plus facile d’enregistrer un disque dans ces conditions : quand on va en studio la journée et qu’on rentre chez soi ensuite, on fait le ménage, on relève son répondeur, on s’engueule avec ses enfants… mais quand on est loin de chez soi, c’est comme un tournage, on est dans une bulle.
Il y avait aussi de ma part l’envie de créer de l’espace, des moments de suspension, et je pense qu’on a réussi cela, mettre de l’espace, qu’il y ait des choses un peu en apesanteur. Ce désir m’est venu du travail que j’ai fait avec des danseurs et des comédiens : ils m’ont apporté cette notion de l’espace et du temps que je n’avais peut-être pas avant. Le titre, c’est aussi ça : une volonté de travailler sur le temps, sur la durée juste des choses.

  • Il y a un côté danse effectivement dans cette musique, une sorte d’élan.

Je pense que la danse est là parce que nous sommes tous très intéressés par le groove et par la transe. Pour moi c’est quelque chose qui compte énormément : ces choses qui tournent et qui en deviennent envoûtantes… quand je suis allée au Maroc et que j’ai entendu la musique des gnawas avec la rythmique qui tourne pendant des heures, j’ai retrouvé ce que j’avais découvert dans le jazz ; c’est quelque chose que j’ai trouvé aussi chez les musiciens bretons avec qui je travaille. Et tous dans cet orchestre, aussi bien François que Christophe ou Hasse, nous sommes intéressés par cet aspect de la musique, qui n’est pas toujours présent dans les musiques improvisées. Donc l’idée, c’était de mélanger tout ça, cet aspect de groove, de transe, d’improvisation complètement libre et de mélodies, d’airs…

  • Avec un air de Bretagne aussi ? « Soizig »…

Non ! En fait, « Soizig » c’est toute une histoire, je ne peux pas la dévoiler. Le titre a été trouvé par Monsieur François Corneloup (rires. François Corneloup paraît surpris). Absolument ! Il ne s’en souvient pas… En fait c’est une référence lointaine à une chanson française, mais je ne veux pas dire laquelle : je préfère que le mystère reste entier. Certains la reconnaissent …

  • Celle où le mystère ne reste pas entier, c’est la « Complainte de la Butte » !

Oui, là c’est déclaré franchement.
Depuis quelques années je m’intéresse à la chanson : j’ai un programme en solo construit autour de chansons françaises, volontairement très connues. C’est mon fil conducteur, c’est ce qui me fait improviser et c’est intéressant parce que ça me permet de jouer devant n’importe quel public : un public très spécialisé mais aussi, comme je l’ai fait en milieu rural, un public absolument pas habitué à ces musiques-là mais qui, tout à coup, s’y retrouve parce qu’il identifie l’air. Des chansons comme la « Complainte de la Butte », ça nous renvoie toujours à quelque chose de personnel. « Avec le Temps » de Léo Ferré, par exemple, on a tous un souvenir attaché à cette chanson-là, ça m’attrape et ça peut attraper l’auditeur. Ça renvoie aussi bien aux mélodies qu’aux paroles et c’est intéressant de développer ce travail-là aussi avec le quartet.

  • Entre Machination et Les Temps Changent, il y a un contraste considérable : l’absence totale de voix dans le dernier album alors qu’elle était omniprésente dans le premier.

En réalité, Machination c’était la même chose que ce quartet. Pour moi, avant toute chose, un groupe, ce sont d’abord des gens avec qui j’ai envie de travailler : c’est lui, elle, lui, lui. Quand j’ai rencontré Corin Curschellas il y a eu d’abord l’envie de travailler avec elle. C’est vrai, j’avais l’idée d’avoir une voix, mais par exemple Ingrid Jensen qui joue de la trompette, c’est elle : c’est cette rencontre avec elle qui a été déterminante, pas l’envie d’avoir un ou une trompettiste. Les choix instrumentaux, ça ne m’intéresse pas beaucoup : ce sont les gens, les musiciens. Après il se trouve que Hasse joue de la guitare et Ingrid de la trompette…

  • Le texte de présentation de l’album Les Temps Changent est signé Robert Wyatt… ça mérite un commentaire !

Robert Wyatt est un musicien que j’admire énormément, qui m’a toujours influencée depuis l’adolescence. J’ai eu la chance de rencontrer et nous sommes restés en relation -assez lointaine, mais on s’envoie une lettre de temps en temps-, et l’idée m’est venue de lui demander d’écrire un texte de présentation. Il a répondu présent tout de suite.

  • Comment êtes-vous entrés en relation ?

Il y a quelques années de ça, Jean-Jacques Birgé est allé l’interviewer, et à son retour il m’a dit « En ce moment, Robert Wyatt a très envie de rencontrer des femmes musiciennes. Je sais que tu es une fan de sa musique, fais quelque chose : écris-lui, envoie-lui tes disques ». Je me suis exécutée, je lui ai envoyé une lettre : « Bonjour, je vous aime depuis toujours, voici mes disques », un petit peu ça…
De tous les disques que je lui ai envoyés, celui qu’il a le plus remarqué était un album de Sylvain Kassap, Strophes, sur lequel je joue. Wyatt a fait un commentaire notamment sur un morceau, il a vraiment flashé sur ce disque-là.
Quelques années plus tard, l’agent de Sylvain Kassap, Maïté, a reçu un appel d’un programmateur à Londres qui souhaitait que Sylvain et moi jouions en duo dans son festival. Or à l’époque de cet appel, on ne jouait pas en duo « officiellement ». On le faisait dans des meetings politiques, chez des amis, mais personne ne le savait, ça n’était pas connu dans la profession. Maïté a dit « Oui, bien sûr, mais pourquoi nous ? » et la personne a répondu : « Il y a un festival à Londres où chaque année on donne la direction artistique à une personnalité de la pop-music. Cette année c’est Robert Wyatt et c’est lui qui désire avoir ce duo ».
J’ai trouvé ça incroyable : Sylvain est un fan de Robert Wyatt depuis aussi longtemps que moi, et j’ai trouvé assez fou que Wyatt, en écoutant les disques, repère ça. Il aurait pu demander n’importe quoi, non : nous deux. On s’est rencontrés, on a passé la soirée ensemble, c’était très émouvant. Au moment de monter sur scène, nous l’avons vu entrer dans la salle et c’est lui qui nous a présentés depuis son fauteuil. On n’en croyait pas nos oreilles.
Ensuite, en 2003 est né cet hommage à Wyatt, Dondestan, monté par Patrice Boyer à Charleville Mézières [1] Pour ce concert, j’avais écrit un morceau, « September the Bass » qui est en fait une ouverture à un titre de Robert Wyatt, « September the Ninth ». Morceau qui se retrouve d’ailleurs sur l’album Les temps changent.

  • Un mot sur le label Emouvance ?

Nous avions enregistré l’album sans savoir vraiment si ça pourrait sortir ou pas. Je l’ai proposé tout de suite à Emouvance parce que ça faisait un moment qu’avec Claude Tchamitchian on parlait de ça ; il était intéressé mais en même temps, la situation du disque étant ce qu’elle est, c’est tellement difficile… Je lui ai envoyé la bande ; il avait la possibilité de sortir un seul disque et avait sélectionné quatre propositions dont celle-ci. Il s’est enfermé pendant une semaine et il a choisi la nôtre ! C’est une grande chance pour nous parce que c’est un formidable label et …
François Corneloup : et ça nous a ramené des concerts !
Oui : à partir de là, le groupe a pris une visibilité dans le milieu musical. Le groupe essayait d’exister depuis longtemps mais on avait du mal à trouver des lieux où jouer. On avait fait quelques clubs, mais tout ça espacé sur plusieurs années, ça ne décollait pas.
Emouvance a envoyé le disque à des organisateurs qui nous ont spontanément rappelés, merci Emouvance et merci Guillaume Pierrat ! C’est une chose qui ne m’était jamais arrivée : le label envoie le disque dans des festivals où on n’a pas de lien particulier d’amitié, et les gens appellent et disent « On veut ce groupe-là » : bien ! Les temps changent ! (rires)
Pour Saalfelden, où on va jouer au mois d’août, et pour Coimbra, c’est comme ça que ça s’est passé. Et pourtant, pour jouer à Saalfelden, ça se bouscule un peu ! On n’a rien demandé.

  • Une vraie satisfaction ?

Oui : c’est un label qui fait son boulot et qui le fait bien, ce n’est pas le cas de tous. Nous avons aussi maintenant un agent basé en Bretagne, qui travaille sur d’autres réseaux et d’une autre manière. Il s’occupe de musiciens traditionnels et avant-gardistes là-bas et il a décidé de s’occuper de nous aussi. Tout s’est passé en même temps et à présent l’orchestre démarre vraiment une vie sur scène.

  • Une vie sur scène… et d’autres projets ?

Pour l’instant le projet, c’est surtout de partir de cette musique-là et de la faire évoluer sur scène. C’est la vie du groupe qui commence avec ce programme-là. J’espère qu’il y en aura d’autres derrière : à moi de retourner derrière mon piano pour écrire !

par Diane Gastellu // Publié le 11 octobre 2007
P.-S. :

À voir également, le site d’Hélène Labarrière

[1Projet qui réunissait John Greaves, Sylvain Kassap, Hélène Labarrière, Jacques Mahieux, Karen Mantler et Dominique Pifarély.