Jazz et Metal : l’alliage en acier trempé.
Quand le jazz s’aventure sur les terres du metal.
Grégoire Galichet, photo Fabrice Journo
Musique de l’extrême qui sonne vaillamment ses quarante cinq ans d’existence (le premier disque de Black Sabbath date de 1970), le metal bénéficie aujourd’hui, grâce au succès du Hellfest (grand messe annuelle en France et plus largement en Europe) d’une couverture médiatique importante. Dégaines grandguignolesques, humour potache, facilité à montrer son arrière train en rugissant, les fans constituent une clique bigarrée, joyeuse et bruyante qui ne doit pas cacher pour autant la richesse de ce mouvement, son histoire, ses groupes et disques majeurs. Car, derrière le folklore, cette musique, réputée exigeante, voire inaudible pour certains, propose avec aplomb de nouvelles voies auxquelles le jazz ne reste pas insensible.
Depuis quelques temps, en effet, fleurissent des projets qui lui empruntent directement. C’est le cas de Killing Spree (ELU Citizen Jazz), redoutable trio mené par Matthieu Metzger, complété par Sylvain Daniel (actuel bassiste de l’ONJ) et Grégoire Galichet, batteur issu du sérail qui participe également au groupe de trash Dead Season. Outre les riffs ravageurs de la basse saturée, les hurlements du saxophone et la profusion rythmique de la batterie, on retrouve sur certains titres l’ambiance lourde et poisseuse caractéristique de cette esthétique. Matthieu Metzger, on le sait, est d’ailleurs l’auteur d’un mémoire de musicologie sur Meshuggah (consultable ici) dans lequel il montre, exemple à l’appui, toute la complexité d’un des groupes les plus à la pointe actuellement.
- Matthieu Metzger, photo Fabrice Journo
De son côté, le guitariste nantais Manuel Adnot est également un adepte de ces univers (particulièrement du groupe Animals As A Leader ou Meshuggah, encore) et c’est naturellement qu’il en reprend les idées pour les intégrer dans les formations auxquelles il participe. Que ce soit dans les passages les plus virulents de Sidony Box ou encore avec la formation April Fishes (au côté de Sylvain Darrifourcq), on retrouve des guitares nerveuses et le martellement puissant de la batterie qui incitent à dodeliner méchamment de la tête. Sans en faire l’exclusivité de son travail, c’est une approche qu’il a su intégrer intelligemment à son jeu.
Frères benjamins ou petits cousins, les membres d’un autre groupe nantais se délectent de ces approches tribales et énergiques. Monolithes évolue dans les mêmes influences tout en proposant une association originale d’instruments : batterie, guitare, contrebasse, vibraphone. Plus médiatique, plus produit à coup sûr, Guillaume Perret, également, défriche les mêmes zones martiales à grand renfort d’un show millimétré.
Si cette courte liste laisse entendre un intérêt actuel des musiciens de jazz pour le metal, la chose n’est cependant pas nouvelle : le travail d’appropriation du second par les premiers a commencé voici quelque temps déjà. God At The Casino (2015), par la lourdeur de ses attaques, rappelle bien sûr ce monde de désolation hanté par le diable mais le batteur Sylvain Darrifourcq n’en est pas à ses première armes en la matière, lui qui participait déjà voici six ou sept ans au trio Q [1] qui déversait une lave abrasive et mouvante en compagnie de la bassiste Fanny Lasfargues et du guitariste (très) électrique Julien Desprez. Un peu plus tôt encore, le contrebassiste Jean-Philippe Morel avait constitué à la fin des années 90 une grande formation laconiquement intitulée United Colors Of Sodom : Médéric Collignon (cornet), Hugues Mayot (saxophones), Vincent Peirani (accordéon), violon, un chanteur, deux DJ, deux batteries, etc. Formation ressuscitée en 2008, qui n’a, semble-t-il, pas donné lieu à un enregistrement. Son guitariste, Paul-Christian Perrin, clouté et chevelu, participait également à un groupe de Death Metal nommé Mortuary.
- Sidony Box, photo Michael Parque
Toutes ces générations de musiciens ont certainement été influencées par le prolifique et incontrôlable John Zorn qui, à travers divers projets, a lui aussi croisé le fer avec le monde de l’obscur. Citons bien évidemment Naked City et certaines de ses plages ultra-violentes aux ambiances glauques ou encore l’étouffant et magistral Painkiller, power trio en compagnie du bassiste Bill Laswell et du premier batteur du mythique groupe de grind-core Napalm Death. Dans ce prolongement, le chanteur hurleur Mike Patton et son super groupe Fantomas font également partie des références qui ne peuvent être négligées dès lors qu’on évoque ce sujet. L’énergie déployée, la technique indispensable et la mise en place redoutable attirent irrémédiablement les musiciens en accord avec leur époque et curieux d’expériences nouvelles.
Pour dire un mot de la France enfin, sans affirmer qu’il y ait une filiation directe, deux formations ont pu participer, là encore à la fin des années 90 et début 2000, à l’envie de fortifier le propos : le trio de François Corneloup (avec Claude Tchamitchian) et celui de Marc Ducret (avec Bruno Chevillon). L’obstination des lignes de basse de Corneloup, les déflagrations de guitare de Ducret, la frappe sèche et précise ainsi que les métriques binaires d’Eric Echampard qui officie derrière les fûts de chacun des trios entretiennent de vraies proximités avec le rock le plus dur.
- Monolithes, photo Michael Parque
Le metal n’est bien évidemment pas la seule esthétique que ces formations défendent, le mélange est beaucoup plus subtil et il est parfois difficile de distinguer le jazz dans ces propositions. Elles semblent plus s’apparenter à du rock progressif, du post-rock ou autres étiquettes dénuées d’une définition précise dans lequel bien souvent on range les groupes transgenres.
Pourtant, même si on s’éloigne évidemment de la note bleue et de la rondeur des standards des années 40, quelques notions propres au jazz prévalent encore. La plupart de ces musiciens évoluent dans le milieu jazzistique et le choix de l’instrumentation s’en ressent. On l’a vu : outre la batterie et la guitare, le vibraphone, le saxophone, la trompette, la contrebasse, le violoncelle autorisent tout un audacieux agencement de timbres.
Le goût pour l’improvisation, ensuite. Dans des contextes écrits comme pour United Colors Of Sodom ou dans une approche plus ouverte comme Killing Spree ou God At The Casino, les envolées débridées sont le meilleur moyen de partir à la rencontre du heavy. Le metal affectionne tout particulièrement l’overdose sonique, la saturation maximale par le biais de l’amplification. Le jazz, qui ne peut lutter sur ce point, ne recherche pas uniquement cet objectif. Si, par les déflagrations issues du free et les hurlements saxophonistiques, le barouf est bien de mise, la complexité rythmique et la sinuosité des thèmes permettent de développer des climats noirs extrêmement tendus et forgent une autre forme d’outrance. Les ponts entres ces deux esthétiques sont évidents. Ils fournissent matière à renouveler les formes d’expressivité et fouiller des recoins encore non explorés.
- Paul-Christian Perrin, photo Fabrice Journo