Scènes

Jazz sous les Pommiers 2010


Sous les Pommiers, transi en ces temps de mi-mai frais, le public des manifestations et concerts « jazz et plus » de Coutances a de quoi se réchauffer et ne s’en prive pas : cette année, le millésime est excellent. Beaucoup de sollicitations (trop, diront certains, car difficile de tout entendre, de tout voir [1]) mais une diversité propre à satisfaire tous les goûts de toutes les couleurs. On trouvera donc ici une évocation de ce que mes oreilles et mes yeux auront le plus apprécié, de ce qui a fait battre mon cœur, de ce qui a enchanté une étape supplémentaire dans la longue liste des festivals que j’ai vécus en (hé oui) une bonne cinquantaine d’années avec toujours la même insatiable et juvénile (!) curiosité...

Le dimanche, jour des fanfares, très prisé du grand public hors jazz, premier choc avec un grand orchestre cubain de 21 musiciens, la Banda de Holguin, créée pendant la révolution de 1959, venue pour la première fois en France et jouant pour la première fois aussi avec une sono devant des micros. Répertoire résolument latin dans la plus pure tradition du Buena Vista Social Club, sonnant, soufflant, pétaradant à la manière des grandes formations des années 40/50 comme celui de Perez Prado, ni plus ni moins et plutôt plus. Dansant, revigorant… épatant !

Grand moment de poésie avec André Ceccarelli pour « Le coq et la pendule », hommage à Claude Nougaro (prolongement chanson et jazz) avec un David Linx créatif, sensuel, émouvant (« Il faut tourner la page » et « Mademoiselle Maman »), la majestueuse beauté du bugle de Stéphane Belmondo, un Pierre-Alain Goualch déchaîné, le soutien souple et ferme de Diego Imbert et l’un des plus beaux « sons » de batterie, celui de notre Dédé international au drumming impeccable, tout en finesse et puissance… Un concert qui a fait vibrer les spectateurs subjugués et sous le charme.

Changement de climat avec l’un des groupes représentant la Grande-Bretagne [2] : le Matthew Herbert Big Band, ma « découverte-révélation », beau moment de folie pure et inattendue (encore que… humour british oblige…). Ce grand orchestre de type classique s’offre en supplément des bidouillages électroniques manipulés par le maître. Celui-ci ne dirige pas mais laisse la place à un chef en queue-de-pie ; Eska Mtungwazi, chanteuse d’origine zimbabwéenne, a une voix magnifique et une présence incontestable, l’exécution est au cordeau et, last but not least, l’univers de cet ensemble sans pareil est au service d’un jazz inventif doublé de messages subversifs. Par exemple, on a droit à une lecture d’un extrait (bien choisi, bien qu’il suscite d’abord quelques interrogations) du Figaro, et le journal finit en petits morceaux que les musiciens s’envoient comme des confettis accompagnés de commentaires ; ailleurs, une cagoule noire sur la tête du chef et de la chanteuse symbolisent notre aveuglement face aux pénibles contingences de notre environnement politique. Un autre morceau est ponctué de bips, chacun correspondant à la mort d’un enfant au cours des guerres présentes, passées et à venir (et quel avenir !).

Bref, une scénographie originale qui provoque tantôt l’hilarité, tantôt une profonde émotion, de belles réflexions sur les incongruités de notre monde, un show délirant et contestataire... Résultat : le public debout, trois rappels, hourra, hourra, hourra, pour moi comme pour tant d’autres : incontestablement le must du festival [3]).

Côté prestations françaises, on remarque le sextet de l’excellent trompettiste/bugliste Christophe Leloil avec les souffleurs Raphaël Imbert et Thomas Savy, la pianiste Carine Bonnefoy et une paire de jeunes musiciens moins connus mais remarquables, Simon Tailleu, contrebasse et à la batterie Cédric Bec, à suivre. Belle et vigoureuse rencontre de musiciens trentenaires aux promesses déjà tenues pour une longue suite élégante, éloquente, élégiaque, elliptique, une suite qui sait habilement éviter les pièges du collage au bénéfice d’une musique qui s’épanche avec bonheur, ainsi que l’écrit J.-P. Ricard au sujet d’E.C.H.O.E.S. [4].

Légère déception lors du concert du trio « Open Gate », en petite forme ce soir-là (excepté Simon Goubert, toujours inventif) ; Emmanuel Bex, le leader, s’efforce de « chanter/psalmodier », ce qui ne lui réussit guère. Le discours est haché, les sonorités rabâchées, Francesco Bearzatti répète les mêmes mimiques musicales et corporelles sans grande conviction, et il y a là un peu trop de « cinoche » inutile pour emporter l’adhésion.
Puis, aussi enthousiasmant sur scène que sur disque, le Stéphane Guillaume Brass Project interprète les thèmes de son Windmills Chronicles. Impressionnant !

John McLaughlin & the 4th Dimension était annoncé comme le concert-phare de cette 29e édition. Mais le guitariste virtuose n’est visiblement pas au mieux de sa forme ; grâce à sa technique éblouissante, il aligne de vertigineuses ribambelles de notes… mais sans aucune respiration ou presque, et pour cette musique-mitraillette clinquante, l’accompagnement manque d’âme.

Pour finir, louons l’organisation continûment parfaite de Jazz sous les Pommiers, son service de presse efficace et l’accueil chaleureux réservé aux musiciens et aux journalistes. Ici au moins on autorise les photographes à travailler pendant les balances… sauf exception. Quelques « stars » américaines ont fait des caprices (mademoiselle Gardot, messieurs Redman et Mehldau). Quant à John McLaughlin, il leur a ostensiblement tourné le dos. Autant d’attitudes désobligeantes et très regrettables.

par Jacques Chesnel // Publié le 28 mai 2010

[1Par exemple, je n’ai pu assister aux prestations de Melody Gardot, entendue par ailleurs ; à l’écoute des commentaires glanés ici et là, je (me) pose la question « Et si elle était moche, aurait-elle autant de succès ? » tant on invoque davantage sa beauté, sa présence et ses attitudes que sa voix. En parlera-t-on encore dans quelques années ?

[2Dans le cadre du partenariat avec le London Jazz Festival, prochaines dates en novembre.

[3Voir There’s Me and You There’s You, Accidental Records, et le site.

[4Ajmi/Séries / Intégral.