Scènes

Joëlle Léandre à « La Courroie », joueuse et magicienne

Ici, près d’Avignon, Joëlle Léandre (née à Aix-en-Provence) se sent chez elle. L’endroit détonne : une ancienne usine. À balais !


Ici, près d’Avignon, Joëlle Léandre (née à Aix-en-Provence) se sent chez elle. L’endroit détonne : une ancienne usine. À balais !

Une ancienne usine, donc... à l’ancienne avec verrières en dents de scie, dents du capitalisme triomphant que le libéralisme à son tour a décapité. Une guerre des monstres dont ne restent que les murs et le roulement de la Sorgue, qui roule fermement. Deux femmes, musiciennes aussi et sans doute assez folles, ont acquis ce lieu au milieu de nulle part et, sous l’enseigne de « La Courroie », avec une poignée de bénévoles, y font venir deux ou trois fois par mois entre cent et cinq cents mélomanes attirés par un concert de qualité – et/ou par la soupe servie à la louche autour de grandes tables… Corps et esprits y trouvent leur compte, au besoin emmitouflés sous une couverture quand la grande cheminée s’essouffle dans son coin.

Ce lundi soir : Joëlle Léandre, grande prêtresse de la contrebasse – elle n’aimera pas l’expression – instrument que bien peu de femmes ont apprivoisé. De mémoire et d’oreille, Hélène Labarrière, Sarah Murcia, Elise Dabrowski ; outre-Atlantique, Esperanza Spalding... Entre autres — car les temps changent. Joëlle, quant à elle, a fréquenté John Cage aux Etats-Unis, où elle a notamment joué avec Antony Braxton ou George Lewis. À Cage (mort en 1992), elle voue plus qu’une admiration – « Il riait tout le temps ! » – au point de l’interpréter sur un texte de Joyce, après avoir couché grand-mère sur le flanc, s’être assise en tailleur derrière elle, et la frapper amoureusement (« The Flower »).

Elle piétine, trépigne sur l’estrade de planches. Cale son tempo tel l’athlète au bord de son 800 mètres. Ce sera un peu comme une course, son départ, son arrivée ; le sourire, radieux, l’effort et la joie mêlés - la joie d’avoir accompli « son mieux » – le mieux du son qui, ici, aura transité par le plus étrange des parcours : entre cet être inspiré et son double en bois passif, une sorte de fantôme charnu, cette grand-mère au gros cul, l’instrument du fond de fosse, condamné jadis au boum-boum du philharmonique. On la dit aussi pourvue d’une âme, la contrebasse. Mais l’attribut lui est concédé depuis peu, comme à contrecœur, depuis que le jazz, surtout, et « la contemporaine » l’ont intronisée en Musique, grande. Car en classique, notez bien, elle se trouve toujours exclue du quatuor. « Ben quoi, s’insurge Léandre, c’est pas une machine à pistons ! »

Elle a débuté son concert par deux improvisations, histoire de tâter ce public-là, de l’apprivoiser. Il ne s’est pas fait prier pour rejoindre l’aventure. D’autant que la dame, de l’archet ou du slap, de la voix ou du pizzicato a inondé l’espace et ses argonautes d’un soir. Jeux simple et complexe, matière brute de la percussion et flamboyance des harmoniques. Inondant aussi l’espace de sa présence, ardente jusqu’à la simplicité extrême, jusqu’à l’humour ravageur. Ainsi sa « pièce narrative », « Cat Studies », qui décline en les mélangeant en tous sens les instructions à qui prendra soin du chat en l’absence de sa maîtresse – sans doute encore sur les routes. Il y a comme du Queneau sous l’exercice de style, mais encore et surtout du Cage : « Aimer les sons pour les sons, sans hiérarchie », ce qui peut aussi bien s’appliquer aux mots, pour s’en jouer et en jouer. Joëlle Léandre, en effet, est joueuse : de sa contrebasse comme d’elle-même ; de la vie aussi, dirait-on, et tant qu’elle pourra, par dérision, se planter l’archet dans le cœur pour en finir mais sans mourir… C’est la magie de l’art, ce qui rend l’humain plus grand.