Entretien

Raphaël Imbert

Le Quatuor Manfred, Mozart et Ellington : un grand mariage aux sources de la musique.

Il avait tapé dans le mille avec son « Bach Coltrane » en 2008 : créativité musicale, bel album, succès de vente. Raphaël Imbert, 37 ans, n’est pas du genre à exploiter un quelconque filon. S’il revient à la charge avec cet autre couple classique-jazz, mariant cette fois Mozart et Ellington, c’est au nom de sa quête de musicien. Il s’en explique ici dans un entretien calé juste avant le concert de création donné le 5 avril 2011 au Grand Théâtre de Provence, à Aix.

L’occasion pour le saxophoniste-compositeur d’aborder ses thèmes de prédilection autour de la notion de spiritualité qui rejoint et porte son engagement dans un jazz ouvert aux vents multiples des univers musicaux. Ouverture qu’il ne croise pas toujours dans la transmission musicale, et notamment dans l’enseignement du jazz et de la musique en général.

A cet égard, et en contrepoint, c’est avec gourmandise qu’il évoque la complicité nouée avec le Quatuor Manfred, une entente pleine, enjouée, qui fut tout aussi pleinement reçue par le bon millier d’auditeurs ravis par ce grand concert.


• « Bach-Coltrane », bon, on voit bien – et on a surtout entendu : une pleine réussite. Mais revenir à la charge, et cette fois avec un « Mozart-Ellington »… on exige des explications !

En fait, il s’agit des sources de la musique. La compagnie Nine Spirit, nous l’avons créée en rejouant les Concerts sacrés d’Ellington. C’est ma première référence. J’ai toujours été autant « ellingtonien » que « coltranien ». Ma trinité personnelle, c’est Coltrane-Ayler-Ellington, les incontournables, ceux auxquels je reviens tout le temps.

• Et maintenant voilà Mozart ! Que tu n’as cependant pas jazzifié…

Non, juste un moment rigolo à la fin d’un blues où on prend le quintette en continuant sur la lancée…

• Et pour ce qui est du Quatuor Manfred, comment ont-ils pris la chose – je veux dire la partie jazz ?

Raphaël Imbert © Gérard Tissier

Au départ, le Bach-Coltrane est né de la rencontre avec André Rossi, pianiste et organiste classique, et avec le Quatuor Manfred, l’un des plus grands quatuors français et européen. J’ai rencontré Marie Béreau, violoniste, lui ai expliqué le projet qui pouvait lui paraître bizarre… En vingt ans de quatuor, ils n’avaient pour ainsi dire jamais improvisé une seule note… Je lui ai donné à écouter un enregistrement réalisé avec un autre ensemble de cordes. Quelques heures après, elle me rappelait pour me dire : on tente le coup, on y va ! Il y eut ensuite tout un travail de préparation, comment on construit l’improvisation, comment on peut sortir du contexte écrit tout en le respectant au moment où on doit le respecter – c’est tout de même important qu’on ne le perde pas. C’est souvent ce qu’on dit dans les conservatoires aux élèves du classique : surtout, ne fais pas de jazz, tu vas perdre ta technique ! Là, on prouve que ce n’est pas le cas ! Dans le Bach-Coltrane, il y a des moments de pure improvisation qui durent dix, quinze minutes, et des moments très écrits. Et ça se fond, ça se trouve… C’était bien mon but.

• Dans cette création « Mozart -Ellington », quelle part d’improvisation as-tu gardée ?

Certes, c’est plus écrit que pour Bach-Coltrane. Paradoxalement, Mozart c’est difficile d’y toucher. Je l’ai fait quand même, par exemple pour la Marche funèbre maçonnique, ou encore pour la partie de la Flûte enchantée qu’on joue et pour laquelle on est loin d’avoir l’orchestre au complet, loin de là ! Donc on s’amuse en réorchestrant. Et d’une certaine manière, on sait qu’à l’époque ça se faisait beaucoup. Mozart lui-même le faisait, et avec cette part d’improvisation toutefois différente de chez Bach, présente dans le côté ludique : on se permet des petites libertés de manière quasi permanente… Mais pour Ellington, là j’ai réécrit tous les arrangements, et je pense qu’on ne peut pas être plus fidèle à Ellington qu’en réécrivant sa musique en fonction des musiciens avec lesquels on joue. D’ailleurs Ellington écrivait de cette façon, il était très lié aux musiciens avec lesquels il jouait. Quand tu écoutes des versions différents d’un même morceau, c’est flagrant.

• Il était très mozartien de ce point de vue ?

Évidemment. Il y a plein de choses très mozartiennes chez Ellington et très ellingtonniennes chez Mozart !

• Sauf que l’un des deux ne pouvait pas le savoir…

…d’une certaine manière, je pense qu’Ellington ne le savait pas non plus. Même s’il avait pu écouter du Mozart : son professeur était Marion Cook, qui était vraiment un très grand violoniste – mais qui avait le tort d’être noir, donc il n’a pas pu faire carrière – et qui l’a initié à la musique classique européenne. Après, il y a l’autre version présentant Ellington comme le cossard qui n’a jamais ouvert une partition, tirant son génie de sa paresse… La réponse n’est pas entre les deux, elle est autre part, dans cette volonté d’Ellington de dire : c’est moi qui invente la musique classique américaine ! Et il va écrire des concertos, comme le Concerto For Cootie, ou des formes très concertantes, comme le Such Sweet Thunder, un blues qu’on joue au début.

• Revenons-en à votre travail avec le Quatuor Manfred. Comment ça s’est passé ?

On a donc mené à bien le Bach-Coltrane, ce qui a eu plein de conséquences, comme par exemple de travailler sur l’improvisation avec les élèves du Quatuor Manfred au conservatoire de Dijon, d’où un projet pédagogique. On a aussi donné des concerts en quintette, sax et quatuor. Et à un moment c’est trouvée posée la question : et après Bach-Coltrane, quoi d’autre ? Du tac au tac, j’ai proposé Mozart-Ellington.

• Et après Mozart-Ellington ?

Pour l’instant, je ne sais pas trop… Si je m’en tiens à mon triptyque, ça sera peut-être avec Albert Ayler… tourné vers les vraies musiques liturgiques, religieuses… Soit vers la dolente, toute la musique anglaise, les fanfares – très proches d’Ayler.

• Haendel aussi, avec son côté baroque ?

Oui ! Très bon exemple. Et anglais aussi, en tant qu’allemand naturalisé. Et pourquoi pas Messiaen, si on parle de la religion ?

• Eh bien parlons-en ! Le mysticisme de Bach et Coltrane, oui, on le conçoit bien… Tandis qu’avec Mozart et Ellington on change tout de même de registre. En quoi, plus précisément ?

C’est quelque chose qui fait partie de la base de mon travail de recherche sur le spirituel dans le jazz. Dans un article, j’ai exposé les trois tendances des influences et du travail spirituel que des jazzmen développent dans de nombreuses compositions – certains étant aussi très profanes et n’entrant pas du tout là-dedans. Il y a donc d’une part le mysticisme dont le seul vrai représentant au sens plein du terme est Coltrane – il a vu Dieu, il le dit, il fait une œuvre avec ça, A Love Supreme comme exemple type. Il y a l’aspect religieux, des musiciens qui acceptent un credo, qui font partie d’une communauté religieuse, ethnique aussi – j’y classe Albert Ayler, ce qui est très difficile à avaler pour beaucoup de gens qui aiment Ayler, mais c’est tout de même un vrai évangéliste, un peu barré certes, très marqué par ça et jusque dans sa musique. On peut y mettre aussi Mary Lou Williams et ses compositions de messes catholiques, ainsi que la musique liturgique comme les negro spirituals. La troisième tendance, c’est ce que j’appelle la spirituelle et métaphysique. c’est-à-dire celle qui est presque philosophique.

• Une tendance moins branchée religion…

… même très éloignée de la religion. C’est le cas aujourd’hui de gens comme Steve Coleman, William Parker par exemple, qui développent leurs propres identités spirituelles, avec leurs ruptures.

• Tu y placerais le Keith Jarrett jouant Gurdjieff-Hartmann ?

Oui, mais plutôt entre mysticisme et métaphysique… Il y a aussi l’aspect maçonnique qui, en l’occurrence, concerne aussi bien Mozart qu’Ellington. Ces deux-là sont à distinguer de Bach et Coltrane, avec lesquels tu te prends un choc, ouah ! T’es un peu tétanisé quand même ! Mozart et Ellington, c’est totalement différent !

• Ce sont presque des musiciens de variétés…

C’est mondain ! Le côté même qui a toujours été reproché à Mozart comme à Ellington, mondain, léger, facile. Dans le concert, on part de cet aspect très ludique et on arrive à des moments de pure poésie comme avec « Praise God ». C’est le génie de ces deux musiciens. Et en plus avec leurs messages très universalistes, au delà du religieux.

• Et ce concept qui t’est cher et qui dépasse les autres, celui de sacré : que représente-t-il pour toi ?

Le sacré, c’est ce qui correspond à l’interdit, à la règle, au rituel. Par exemple, les gens de théâtre, même complètement athées, le disent : tu rentres sur scène, tu arrives dans un espace sacré. Le profane, c’est ce qui est en dehors du temple, ce qui s’oppose au religieux.

• Mais le jazz, à commencer par le blues, a toujours « borduré » cette transgression du sacré.

Oui ! Le jazz dans son ensemble est une musique du paradoxe. Tu crois que tu vas danser et tu découvres des virtuoses qui ont aussi autre chose dans la tête… Tu crois que c’est une musique d’intello et tu vois que tu peux t’éclater, que cette musique est née à l’église et dans les bordels en même temps ! Et dans la rue ! Dans les plantations, les prisons… On pense que c’est une musique noire, et tout le monde en joue, au delà du monde afro-américain. C’est l’objet de mon travail dans le sud des Etats-Unis où je vois, par exemple, qu’un musicien de blue grass doit autant à l’histoire du jazz qu’à tout ce qu’il a de country, tout ce qu’on oublie un peu en disant « ça c’est de la musique de Blancs »… Il n’y a pas de country sans musique noire, y a pas de jazz sans musique blanche… Et qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Le jazz est toujours là pour te foutre une claque en te disant « non, non, tu te trompes de voie ». Et notamment dans les domaines du sacré et du profane, alors là on est complètement là-dedans. Au niveau historique, en France particulièrement, le jazz a été beaucoup connoté musique de bordel, du moins assimilée à une musique de libération apparue après la Première guerre mondiale, puis de nouveau après la Seconde… On n’allait pas trop penser à l’église, à tout ça… Et puis il y eut la musique de 68, le free jazz, le Black Power et tout.

• Justement, le free jazz… Tu le feras peut-être surgir dans le concert, mais plutôt par accident – j’allais dire presque par atavisme ! Car le programme n’est guère free a priori…

Dans le Bach-Coltrane, il y avait une volonté très claire… Souvent avant les concerts des gens me disent : « J’espère que vous n’allez pas jouer du free jazz, je déteste ça ! » D’autre vont te dire : « Le free jazz a tué le jazz »… Le premier qui me dit ça…

• …tu le tues !

Non, mais… C’est un rituel, on revient à cette notion de sacré en général. Là j’en, veux à beaucoup de musiciens – même si je les admire tous par ailleurs – qui dans un concert vont commencer par jouer le premier morceau le plus imbitable possible pour vider la salle… Ça se produisait dans les années 60-70.

Photo © Gérard Tissier

• Penserais-tu à un Jean-Louis Chautemps, par exemple ?

Surtout à Chautemps, qui pourtant est un remarquable bopper ; ce n’est pas tant une question de free, les boppers ont eu la même attitude à une certaine époque, de façon à rester entre initiés… Bien que le jazz, alors là j’en suis persuadé, reste une musique d’initiés, il faut avoir le déclic. Tu ne rentres pas dedans comme dans la techno. Ce n’est pas non plus une musique d’élites comme peut l’être la musique savante au sens large. Mais que les musiciens décident de qui va être initié ou pas, là c’est un problème !

Donc dans les concerts Bach-Coltrane, quand on me disait « pas de free jazz j’espère ! » et qu’on balançait Crescent tout en ritualisant le concert et qu’au bout du compte les gens sortent de là avec un grand sourire… On leur disait « ben vous voyez, vous aimez le free jazz ! », « Ah non, ah oui ! Ah ben oui finalement ! »

• Et en ce qui te concerne, ça t’a pris comment ?

C’est mon père qui m’y a amené, au même moment où j’ai commencé le saxophone, j’avais quinze ans. Les quatre premiers disques qu’on a eus c’était Fats Waller, Sonny Rollins, Armstrong et Ayler. Pour moi c’était la même musique – ça a toujours été la même musique.

• Donc pas de musique avant tes quinze ans ?

Je n’étais absolument pas intéressé par la musique !

• Tu as été plutôt tardif… et autodidacte, ce que tu revendiques…

Non, je ne le revendique pas, je n’en fais pas une fierté personnelle : c’est la réalité. Et ça m’aide dans ce genre de projet. Parce que je ne sais pas lire la musique… Maintenant j’ai pris l’habitude, je sais à peu près m’y repérer, mais j’ai un temps d’accès beaucoup plus long de ce côté-là…

• …ton côté gitan…

Disons-le comme ça… Quand je joue avec des Gitans, ou avec des gens de blue grass aux Etats-Unis, ce n’est pas le texte qui nous embête.

• Selon toi, à ce propos, le jazz « de conservatoire » aurait subi une sorte de perte d’esprit…

Je suis prof de conservatoire, quand même… Alors je prends des pincettes en disant ça. Mais il faut le dire, sans esprit polémique. J’ai passé dix jours dans le Colorado et l’Arkansas pour des master classes dans les universités. C’est exactement la même situation qu’en France pour ce qui est d’abord de l’académisme – le jazz est né d’un académisme aussi. Tous les grands jazzmen ont eu un professeur de piano, souvent un professeur classique qui leur tapait sur les doigts, tout ça… jusqu’à les emmerder au possible. Et ils leur en sont reconnaissants ! Mais le jazz est une musique qui ne peut pas naître sans l’improvisation, l’oralité, et surtout une transmission générationnelle et initiatique aussi, détachée de la transmission pédagogique, importante aussi mais à condition qu’elle soit connectée à cette transmission initiatique. Or, dans les conservatoires en général, tels qu’ils sont constitués aux États-Unis comme en France ou ailleurs, elle n’a pas voix au chapitre. C’est important car cette musique-là n’a plus d’essence si on perd cette transmission de génération en génération.

• Transmission, et subversion ! Nécessaire à l’aventure.

Ah oui ! Pas de jazz sans subversion !

• Et où en est-on à ce propos, selon toi, dans le jazz d’aujourd’hui ?

Je suis pour ma part un tout petit peu moins pessimiste qu’il y a quelque temps… Quand je vois le Quatuor Manfred qui se prête si parfaitement à ce genre d’aventure ! Moins pessimiste aussi par mon expérience aux États-Unis. Parce que j’avais mené ce travail avec le Quatuor Manfred, j’y suis allé pour sensibiliser des musiciens classiques à l’improvisation. Donc pour leur proposer à peu près le contraire de ce qu’ils apprennent toute la journée. Comment se passait la transmission pour les musiciens dans les années 30, 40 en dehors du monde des conservatoires ? Ils apprenaient depuis tout petits, parfois on les mettait dans l’orchestre, on leur faisait jouer une note pendant deux ans… Ils sont dedans, ils apprennent le rythme, ils écoutent les différences harmoniques en jouant leur note. Ils vont ainsi comprendre la sémantique de la musique, sans penser aux notes, aux accords, ces notions verticales de la musique. Ils vont penser aux notions horizontales et structurelles. Tu prends un bluesman, la plupart du temps il ne dit pas « je chante en douze mesures avec des accords comme ça », il dit « ma musique correspond à une façon de chanter, je dis quelque chose, je le répète, je donne ma réponse, par exemple. Ce qui revient aux douze mesures, 4-4-4 , sauf pour ceux qui le joueront en 11, en 13. Ils s’en foutent royalement ! On retrouve d’ailleurs ça dans toutes les musiques américaines, le blues en constitue la base structurelle.

Finalement on ne parle pas que d’improvisation, mais aussi d’oralité, quelque chose qui est mouvant, toujours en train de se créer, tout en correspondant à certaines structures. Les musiciens de jazz, jusque dans les années 60, ont appris la musique d’abord en comprenant sa structure, et ensuite en se posant la question de la théorie, des accords, des gammes, etc. Et on fait exactement le contraire maintenant ! A l’heure actuelle, le professeur répond à une demande de ses élèves – « Moi, je veux savoir jouer le 2-5-1 dans toutes les tonalités, tous les tempos ». On met la charrue devant les bœufs. Et on peut tuer cette musique-là ! Pourquoi ils n’improvisent plus dans le classique, alors qu’ils le faisaient tous autrefois ? Parce qu’on a mis les méthodes. Ça peut arriver au jazz !


Pour le concert du 5 avril 2011 au Grand Théâtre de Provence à Aix :

  • Compagnie Nine Spirit :

Raphaël Imbert (ts, ss, ssn, bcl et direction artistique), André Rossi (piano et clavier), Jean-Luc Di Fraya (dm, voc), Pierre Fénichel (b).

Quatuor Manfred : Marie Béreau (violon), Luigi Vecchioni (violon), Emmanuel Haratyk (alto), Christian Wolff (violoncelle).

Invités :

Marion Rampal (voc), Florent Héau (cl), Simon Sieger (tb, p).