Chronique

John Coltrane

A Love Supreme Live In Seattle

John Coltrane (ts, perc), McCoy Tyner (p), Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (dms), Pharoah Sanders (ts, perc), Carlos Ward (as), Donald Rafael Garrett (b).

Label / Distribution : Impulse !

Qu’on ne s’y trompe pas : si cet enregistrement réalisé au Penthouse de Seattle le 2 octobre 1965 est à considérer comme un (précieux) document, ce n’est pas pour sa qualité sonore qui, bien que satisfaisante, n’est pas exempte de défauts en ce qu’elle met très en avant la batterie déferlante d’Elvin Jones et les accords plaqués du piano de McCoy Tyner, tandis que les saxophones (ils sont trois, avec Pharoah Sanders et Carlos Ward) sont assez en retrait, parfois lointains. Un déséquilibre qui peut gêner, explicable par les conditions de prise de son (un magnétophone Ampex utilisé en deux pistes et placé devant la scène, ses deux micros distants d’environ deux mètres), mais ces faiblesses relatives sont très vite balayées par l’intérêt artistique et historique de ce concert.

En effet, la version de A Love Supreme ici présentée est non seulement très différente de l’enregistrement studio du 9 décembre 1964 (qui reste l’une des plus fascinantes portes d’entrée de l’univers foudroyant du saxophoniste), mais elle l’est tout autant du seul live qu’on connaissait jusqu’à présent, celui d’Antibes Juan-les-Pins le 26 juillet 1965 (assez proche de l’original, finalement). La troisième interprétation live de cette suite, dans une église de Brooklyn durant l’été 1966, n’a quant à elle pas été enregistrée. Dans les notes du livret, Ashley Kahn émet néanmoins l’hypothèse d’autres interprétations dans des clubs, sans qu’il soit pour autant possible de vérifier leur existence. Exhumée en 2013, apprécions donc comme elle le mérite cette archive personnelle de Joe Brazil (lui-même saxophoniste et flûtiste, disparu en 2008). Sa rareté en fait tout le prix. Et c’est une version longue qui nous est offerte (plus de 75 minutes), accordant une large place à l’improvisation et aux différents musiciens. Ceux-ci ont l’occasion de s’exprimer durant de longs chorus, dont la plupart sont nommés « Interlude », sans doute une formulation assez malhabile dans la mesure où ces dénominations pourraient laisser croire qu’ils ne sont qu’une sorte de transition entre les quatre mouvements, alors qu’ils sont partie intégrante de son interprétation. À cet égard, on préférera au double vinyle le CD, qui permet une écoute de ce A Love Supreme transfiguré et augmenté dans sa continuité. Et de fait, John Coltrane n’occupe pas une position dominante. Ce live-là est par conséquent un moment éminemment collectif de ce qu’il faut bien nommer free jazz. Mais un free jazz hautement chargé en spiritualité.

On retrouve ici la formation déjà réunie sur l’album Live in Seattle, enregistré deux jours plus tôt dans le même club, un disque qui s’étirait en longues plages durant lesquelles Coltrane s’affranchissait déjà très largement des conventions d’une approche mélodique. Surtout, pour bien ressentir l’air de ce temps très différent et de ces moments charnières - au premier rang desquels on pourra placer l’enregistrement de Ascension le 25 juin 1965, tant celui-ci parut annonciateur d’une évolution majeure dans le parcours de John Coltrane - il faut se rappeler que la veille, le 1er octobre donc, les mêmes musiciens (ainsi que Joe Brazil qui a assuré l’enregistrement) s’étaient rendus à Lynwood, à une vingtaine de kilomètres de là, pour y enregistrer le brûlot Om : œuvre troublante et très abrasive, comme un cri ou un coup de folie, dans laquelle on n’entre pas si facilement et dont on peut ressortir totalement étourdi. Et moins de deux semaines plus tard, Coltrane gravait deux autres enregistrements importants tout autant marqués du sceau de l’urgence : Kulu Se Mama et Selflessness. Peut-être John Coltrane pressentait-il déjà en cet automne 1965 que le temps pouvait lui être compté. On ne le saura sans doute jamais mais cette accélération et cette course en avant ne cessent d’interroger. Le quartet classique du saxophoniste allait bientôt rendre les armes puisqu’on le retrouvera une dernière fois en studio le 23 novembre, juste avant son implosion, pour l’enregistrement de Meditations, avec le renfort de Pharoah Sanders et de Rashied Ali, qui feront partie de la nouvelle formation du saxophoniste, avec Alice Coltrane et Jimmy Garrison.

Autant de raisons qui doivent vous convaincre de l’importance de cette exhumation cinquante-six ans plus tard, tout en vous rappelant qu’il ne s’agit sans doute pas du disque qu’on recommandera pour entrer dans l’œuvre de John Coltrane. Il n’en est pas moins indispensable.