Chronique

Kassap-Lavant-Lopez-Médioni-Tchamitchian

Ascension

Sylvain Kassap (cl), Claude Tchamitchian (cb), Ramon Lopez (bt), Denis Lavant (voix)

Les musicologues s’accorderont sans doute pour dire que dans l’histoire du jazz, il y a eu un avant et un après John Coltrane.
Comme le souligne Yves Buin [1] dans un texte écrit pour cet énigmatique Ascension, Tombeau de Coltrane [2], un disque pas comme les autres, enfanté sous la houlette de Franck Médioni : « Depuis quarante ans, le jazz est en état de manque et ce manque est dû à John Coltrane ».
A travers le témoignage de quatre-vingts artistes [3], le même Médioni avait déjà entrepris de célébrer il y a deux ans la mémoire du saxophoniste, devenu l’une des figures de proue de la musique du XXe siècle : « Coltrane, je l’ai beaucoup écouté, jusqu’au vertige. Je ne l’écoute plus, ou si peu. Ses disques m’accompagnent depuis plus de vingt ans. Sa musique dorénavant m’habite. » Les musiciens qui s’exprimaient dans ce beau recueil de 350 pages – dont la plupart de ceux qui l’avaient côtoyé de très près, tels que Rashied Ali, Alice Coltrane, Elvin Jones ou McCoy Tyner – décrivaient un être humain d’une extrême douceur, un musicien infatigable et engagé dans un cheminement spirituel unique. Toute sa vie était dédiée à la musique, toujours et encore, placée sous le signe de la plus grande exigence et d’une quête mystique dédiée à l’Être Suprême. Au point que Coltrane, probablement, en mourut trop vite, à l’âge de 40 ans. La brûlure qui le dévorait l’a consumé, dans l’urgence d’un voyage que certains pressentaient à l’époque comme sans retour [4].

Avec ce disque libertaire, Franck Médioni et ses complices improvisateurs Sylvain Kassap, Claude Tchamitchian et Ramon Lopez, auxquels s’ajoute l’acteur Denis Lavant, célèbrent avant tout les trois dernières années : la musique s’envole vers les très hautes sphères de la lumière céleste et c’est un peu hâtivement qu’on l’a raccroché, par commodité, aux wagons de ce train fou qu’était le free-jazz. Car Coltrane, de son côté, visait plutôt la recherche d’un cri universel et spirituel qui aurait embrassé toutes les musiques. Quitte à laisser sur le bord de la route un certain nombre de ses compagnons les plus fidèles (McCoy Tyner d’abord, puis Elvin Jones) et engendrer la perplexité chez une partie de son public. De Crescent à Expression, en passant évidemment par A Love Supreme et tous ces autres monuments à l’escalade parfois ardue que sont Ascension, Transition, Kulu Se Mama, Interstellar Space, Selflessness ou Meditations. Une ère fulgurante, sans la moindre concession à la joliesse, une offrande totale, autant d’hymnes dédiés à la beauté de l’univers.

Déclamé par Denis Lavant [5], hurlé souvent, mais toujours habité par la brûlure qui semble lui être consubstantielle, tant il ne fait qu’un avec les mots et les scansions qu’il arrache du plus profond de lui-même, le poème de Franck Médioni exprime ici une force surhumaine en parfaite symbiose avec son propos mystique originel, incandescent, sur le fil d’un équilibre qui menace d’être rompu à chaque seconde. Il s’appuie sur un trio de musiciens qui jouent le jeu du bouillonnement et d’une conversation fiévreuse entre instruments, sans saxophone toutefois - ici Kassap officie aux clarinettes - et en toute liberté, celle d’une improvisation virtuose, dans le respect d’une atmosphère méditative. On devine ici que tous les regards sont tournés vers le ciel et l’espace, et qu’il n’y a pas de place pour la futilité. Introduits par « For John Coltrane », une composition de ce Saint-Esprit mieux connu sous le nom d’Albert Ayler [6], les seize chapitres du disque s’enchaînent dans un climat qu’on peut qualifier d’austère car la musique n’est pas ici source de loisir ou de distraction, tant s’en faut : les mots nous mettent face à nous-même dans une confrontation incantatoire qui nous force à retenir notre souffle pendant près d’une heure et quart.

Disque hors de toute norme, hormis celle que pourrait être la célébration tempétueuse d’un musicien sans égal, Ascension, Tombeau de Coltrane ne saurait constituer un guide d’apprentissage à l’univers musical de Coltrane. On recommandera même au néophyte d’aller voir un peu plus loin, un plus tôt dans sa discographie s’il souhaite y pénétrer dans les meilleures conditions, sans oublier de se plonger dans le livre de Franck Médioni, bien sûr. Mais une fois escaladés les principaux sommets que le saxophoniste nous a laissés en héritage, ce néophyte sera très heureux de constater que, plus de quarante ans après sa mort, Coltrane peut inspirer avec autant de force une œuvre si singulière et dégagée des modes.

par Denis Desassis // Publié le 26 octobre 2009

[1Médecin, mais aussi écrivain et spécialiste de jazz.

[2RogueArt – ROG-0022.

[3John Coltrane, 80 musiciens de jazz témoignent, Actes Sud, 2007

[4Les collectionneurs seront ravis d’apprendre qu’un concert inédit de Coltrane enregistré le 2 juillet 1966 vient d’être publié : Last Performance At Newport – Free Factory/Jazzvip

[5Au chapitre des détails mineurs, on regrettera peut-être un accent anglais approximatif et quelques erreurs de prononciation qui auraient pu être évitées.

[6Il s’agit ici d’un petit clin d’œil à « The Father And The Son And The Holy Ghost », une composition de Meditations qui fait référence à Pharoah Sanders (The Son) et Albert Ayler (The Holy Ghost), dont l’esprit anime de toute évidence ce titre.