Entretien

John Scofield

Une rencontre avec le guitariste avant son concert en trio au Festival de La Villette le 12 septembre dernier…

12 septembre 2003, 20h30, Holiday Inn de La Villette, chambre 106. Une heure avant de monter sur scène, John Scofield m’accueille, pieds nus et guitare au cou…

  • A l’écoute de votre discographie récente, il est aisé de constater que vous continuez à entretenir deux partis pris musicaux : d’une part, une sonorité « traditionnelle » avec des albums tels que Oh ! ou Works for Me, et de l’autre, une recherche dans le domaine des musiques électriques, voire électroniques avec le « John Scofield Band ». Qu’en est-il exactement ?
John Scofield (par Hélène Collon)

Je suppose que ce sont les deux faces de la même pièce. A vrai dire, il apparaît que si je ne fais qu’une seule chose, je m’ennuie. Vous savez, j’ai toujours joué ce jazz « straight ahead », avec mes amis Bill Stewart, Joe Lovano, Steve Swallow, et je vais continuer à le faire, à avancer, à essayer de devenir un meilleur guitariste de jazz : je suis un « jazz nerd » ! (rires : « nerd » se dit de ces adolescents boutonneux et à lunettes épaisses, avec une chemise à carreaux et des stylos dans la poche, maladroits avec les filles, monomaniaques et généralement doués pour les études, NdT). Je cherche encore, tous les jours, un moyen de mieux jouer les standards, d’y apporter de nouvelles idées. Par ailleurs, j’ai joué de la funk toute ma vie, et j’aime l’idée selon laquelle cette musique n’a pas autant d’histoire, qu’elle est ouverte et qu’il y a encore tant de choses à y découvrir. Je ne pourrais me passer ni de l’une, ni de l’autre !

  • À ce propos, lorsque l’on demande aux gens qui n’écoutent pas de jazz pourquoi c’est le cas, ils répondent souvent que c’est une musique trop intellectuelle. Par ailleurs est apparue, depuis le début des années 90, cette musique électronique (techno, jungle, drum’n’bass etc.) dont le propos est clairement de faire danser. Y a-t-il un moyen selon vous de concilier les deux approches, et de ramener les gens vers le jazz ?

Vous savez, j’aime beaucoup les musiques électroniques, et j’adore faire danser les gens. Lorsque je joue, quelque soit le contexte, je ne me pose pas la question de savoir à quel type de public je m’adresse, j’essaye de ne pas moi-même intellectualiser mon jeu. Peut-être le problème ne vient-il finalement que des lieux où nous jouons : vous savez, aux États-Unis, vous jouez du jazz dans les clubs de jazz « sérieux », et les gens y viennent pour vous entendre jouer du jazz ; lorsque vous jouez dans ces boites groove où ils n’y a pas de sièges, où les lumières sont tamisées, les gens sont stone et ils dansent (rires). Peut-être faudrait-il réfléchir à cela !
Maintenant, je constate que la musique dance a sacrifié une part importante de ce qui fait le plaisir de jouer du jazz, à savoir l’harmonie. Mais il n’y a rien de nouveau là dedans : les gens comme James Brown ont découvert ce truc hypnotique incroyable du groove, cette forme de transe que Miles (Davis) maîtrisait également, qui fait que si vous surchargez l’harmonie, vous y perdez en plaisir « physique ». Pour ma part, il est vrai que cela me manque, et je me rends compte, lorsque j’improvise dans ces contextes musicaux, que j’essaye de rajouter de l’harmonie « par-dessus » la transe !

John Scofield (par Hélène Collon)
  • En parlant d’harmonie : il y a sur votre dernier album Works for Me un titre, « Not You Again » qui reprend la grille harmonique d’un célèbre standard, « There Will Never Be Another You ». Quel est l’intérêt de continuer à jouer les standards, selon vous ?

Personnellement, j’adore jouer les standards. L’idée que l’on puisse, dans le même moment musical, à la fois absorber la beauté d’une forme harmonique traditionnelle et s’en libérer pour essayer de la transcender me fascine encore terriblement. Bien sûr, on peut toujours se prendre la tête, et se dire que tout a déjà été « dit » sur les standards, mais si au moment de jouer, on trouve ça frais, si ça fonctionne, alors c’est un plaisir incroyable.
Vous savez, ces magnifiques progressions harmoniques, ces cadences qui sont arrivées au jazz par la musique classique proviennent en fait de la nature elle-même ! Ce ne sont que les validations intellectuelles de mouvements mélodiques entièrement naturels, c’est-à-dire naturellement agréables à l’oreille. C’est pourquoi je pense qu’il faut continuer à jouer les standards, parce qu’ils sont une source continuelle de plaisir musical. Mais je ne suis pas un intégriste du jazz : si vous vous éclatez à faire de la musique derrière votre ordinateur, alors allez-y !

  • Vous faites partie d’une génération d’excellents guitaristes : Bill Frisell, John Abercrombie, Mike Stern, John Mac Laughlin, Pat Metheny, etc. mais les générations suivantes ont été moins fournies. La guitare jazz est-elle selon vous passée de mode ?

Tous les instruments ont des hauts et des bas ; cependant, je crois avoir eu la chance d’appartenir à un temps où les innovations à apporter à la guitare étaient nombreuses, au regard de ce que les musiciens avaient réussi à obtenir de leurs saxophones ou de leurs pianos avant nous. Et même si cela s’est un peu calmé par la suite, je pense qu’il y a aujourd’hui de nombreux jeunes guitaristes de talent : je vais en oublier une quinzaine, mais je peux déjà citer Kurt Rosenwinkel, Peter Bernstein, N’Guyen Lê par exemple. Il est vrai cependant qu’il est plus difficile pour eux d’obtenir de la reconnaissance, d’être remarqué dans le contexte actuel du jazz.

  • Nous allons vous entendre ce soir en trio, mais quels sont vos autres projets du moment ?

En ce moment même, j’essaye de m’améliorer sur l’instrument, et je sens que je peux faire un bond, si je m’y attelle sérieusement. Vous savez, lorsque j’écoute mes idoles, je comprends à quel point elles ont réussi à faire évoluer les choses, à repousser les limites non seulement de leurs instruments, mais également de la musique. C’est ce que j’aimerais faire, et c’est la raison pour laquelle je travaille beaucoup en ce moment.
Par ailleurs, je viens d’achever une collaboration avec un compositeur britannique de musique classique, Marc Anthony Turnage, qui s’est approprié quelques-uns de mes titres et en a tiré une pièce intitulée Scorched (pour « Scofield-Orchestrated »), pièce que nous venons d’enregistrer avec l’orchestre de la radio de Francfort, et une section rythmique composée de Peter Erskine, John Patitucci et moi-même. (Album à paraître chez Deutsche Grammophon en novembre 2003)
Enfin, ce trio avec Bill Stewart et Steve Swallow sera pendant une semaine au Blue Note de New York en décembre, ce qui donnera lieu à un enregistrement à paraître au début de l’année prochaine.

John Scofield (par Hélène Collon)
  • Que pensez-vous du téléchargement de la musique sur internet ?

J’ai eu la chance de bénéficier du système et d’avoir une véritable carrière professionnelle, à vrai dire pas tant grâce aux disques eux-mêmes que grâce à mes compositions, et je serais donc plutôt contre le téléchargement. Mais je crois que nous n’y pouvons pas grand-chose, et qu’il est en tous cas illusoire de vouloir l’interdire. En fait, je crois que j’ai peur, parce que je ne sais pas à quoi ressemblera l’avenir dans ce domaine…

  • Quelle est la dernière écoute qui vous a fait frissonner ?

Vous voulez savoir la vérité ? C’est l’album que j’écoutais dans ma voiture en allant à l’aéroport, le Four and More de Miles (Davis), avec le jeune Tony Williams, et Herbie (Hancock). J’ai vraiment eu la chair de poule ! J’avais entendu cet album pour la première fois en 1970, quand je faisais mes débuts dans le jazz, et je ne l’avais pas compris. Cela m’a pris du temps, je le comprends aujourd’hui, et je le trouve encore plus bouleversant !

  • Y a-t-il un « leitmotiv » à votre existence ?

« Be There Now » (être là maintenant), je crois. Le passé est derrière nous et il n’y a rien que nous puissions y faire, le futur est devant et il ne sert à rien de s’en inquiéter, alors autant consacrer notre attention à être là, dans l’instant…