Chronique

Jon Hassell / Brian Eno

Fourth World Vol.1 : Possible Musics

Jon Hassell (tp), Brian Eno (gtr, synth), Percy Jones (eb), Michael Brook (eb), Naná Vasconcelos (congas, ghantam), Aïyb Dieng (congas, ghantam)

Label / Distribution : Glitter Beat

En rééditant aujourd’hui Fourth World Vol.1 : Possible Musics, paru en 1980 chez EG Records, le label Glitter Beat remet au goût du jour un disque parfois négligé dans la carrière du trompettiste américain Jon Hassell, mais dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui chez des musiciens tels que Rhys Chatham ou Arve Henriksen.

Bien que son cœur appartienne pour partie au jazz (dans une acception très élargie du terme), Jon Hassell a un parcours sinueux et complexe. Après avoir étudié la musicologie à l’Eastman School of Music de Rochester (New York), et en être sorti diplômé, il suit pendant deux ans les cours de Karlheinz Stockhausen à Cologne et découvre le sérialisme ainsi que la musique électro-acoustique. De retour aux États-Unis en 1967, à trente ans à peine, il rencontre Terry Riley qui le prend dans son ensemble pour enregistrer In C (1968). Cette amitié mène Hassel à faire la connaissance de La Monte Young, avec lequel il travaille au sein du Theatre of Eternal Music. Sous l’influence de Young, il étudie la musique carnatique et le chant kiranique avec Pandit Pran Nath, puis part approfondir sa connaissance de ces techniques en Inde avec Nath, Young et Marian Zazeela, la compagne de ce dernier. Au retour il enregistrera un premier album aux Electronic Media Studios de Toronto, Vernal Equinox. Il y développe un jeu de trompette singulier fondé, outre les techniques microtonales étudiées en Inde, sur l’enregistrement multipiste et l’usage d’effets électroniques. Le son de trompette de Hassell, très vocal, se développe par longs ragas qui s’entrelacent tandis que ses collaborateurs construisent des motifs rythmiques complexes et hypnotiques.

Il démontre déjà un intérêt très fort pour les musiques d’Afrique et d’Orient. Sa rencontre, un peu avant 1980, avec Brian Eno, qui est dans le même cas, le mène à approfondir le concept de Fourth World Music, mélange de traditions non-occidentales et de traitements sonores modernes. Il réinvestira d’ailleurs ces technologies, la même année, dans le Remain in Light des Talking Heads, lui aussi produit par Brian Eno, fou amoureux, à cette époque, de la musique de Fela. C’est en 1980 que le concept de Fourth World Music prend corps : ce sera Possible Musics, premier volume de sa série Fourth World en collaboration avec Brian Eno. Si l’histoire de la musique attribue souvent la paternité de ces enregistrements à ce dernier, c’est en réalité Hassell qui en fournit la substance, Eno jouant davantage ici le rôle de producteur et de metteur en son, certes essentiel et fort doué. Il n’en reste pas moins que les compositions et leur interprétation singulière sont le fait de Hassell et de ses musiciens. Le trompettiste y explore les techniques expérimentées sur Vernal Equinox : jeu microtonal, ragas empruntés à la musique carnatique, enregistrement multipiste et effets électroniques destinés à transformer le son de la trompette pour lui donner ici le grain d’une voix, là une texture électronique, ailleurs encore la consistance fluide et changeante d’un son indéterminé. Ce n’est pas le moindre mérite de l’instrument que de nous faire perdre nos repères auditifs, de nous égarer dans un labyrinthe de timbres complexes.

La trompette domine donc ici, mais perdrait beaucoup de sa force hypnotique sans les autres instruments. Brian Eno joue de la guitare comme d’un guembri sur « Chemistry » ; il joue aussi des synthétiseurs et officie derrière la console, notamment en nimbant la trompette de ces célèbres échos inversés qui sont une des signatures du producteur et qui effrangent le timbre de l’instrument en longues plages ambient dans « Charm (Over Burundi Cloud) ». À la basse, Michael Brook (rencontré pendant l’enregistrement de Vernal Equinox) et Percy Jones sont discrets, bien que leurs harmoniques et motifs brefs soient omniprésents. Mais avant tout, Possible Musics permet d’admirer le jeu des percussionnistes Naná Vasconcelos et Aïyb Dieng aux congas et au ghantam. On n’est pas loin des œuvres les moins occidento-centrées de Don Cherry, à ceci près que Hassell cherche un son « futuriste » (rappelons que nous sommes dans les années 80), comme si se rencontraient, dans sa trompette, la rigueur ethnomusicologique de Cherry, la fantaisie futuriste de Sun Ra et une approche ambient de la musique qui n’appartient qu’à lui et qui le situe dans un espace, inédit pour l’époque, entre musiques traditionnelles, jazz et sonorités électroniques.