Chronique

Keith Tippett/Louis Moholo-Moholo

Viva La Black Live at Ruvo

Keith Tippett (p), Julie Tippett (voc), Louis Moholo-Moholo (dm) ; Canto Generàl : Gianna Montecalvo, Cinzia Eramo, Gabriella Schlavone, Teresa Vallarella, Loredana Perrini, Maristella Schlavone (voc) ; Vittorino Curci (as), Roberto Ottoviano (ss, as), Farbizio Scarafile, Felice Mezzina (ts) ; Nicola Pisani (bs), Marco Sannini, Luca Calabrese, Vincenzo De Luci, Vito Mitoli (tp, bugle) ; Beppe Caruso, Lauro Rossi, Franco Angiolo, Michele Marzella (tb) ; Giorgio Vendola, Francesco Angiuli (b), Livio Minifra (p), Vincenzo Mazzone (dm)

Label / Distribution : Ogun Records

Sorti au début de l’année 2007, ce disque correspond à un enregistrement de 2004 au festival de Ruvo. D’emblée il convient de saluer le label historique Ogun Records pour cette cure de mixité musicale, à l’heure où les frontières ne restent perméables qu’aux flux de capitaux et insensibles aux échanges capiteux. Car il nous est proposé ici une ivresse multiculturelle, un foisonnement sonore que l’on n’avait pas entendu depuis bien longtemps.

Cette rencontre du free anglais et du batteur sud-africain Louis Moholo-Moholo n’est toutefois pas nouvelle. En effet, l’histoire jazzistique commune des deux pays s’est superposée douloureusement aux plus terribles moments de l’apartheid et le label Ogun, à partir des années 70, gravera dans le vinyle quelques-unes des nombreuses rencontres entre les exilés Chris McGregor, Dudu Pukwana, Mongezi Feza, Louis Moholo-Moholo et les autochtones Keith Tippett, Evan Parker entre autres [1].

Ici, le mélange des genres s’effectue avec le naturel et la spontanéité qui caractérisaient l’essaimage de la musique libre à la fin des années 60. Avec le recul nécessaire pour éviter les fautes de goût et les clichés. L’ensemble italien Canto General, certes deux fois moins imposant que le Centipede de Keith Tippett en 1972 [2] apporte une ossature essentielle à la réussite esthétique de l’œuvre, à la fois vocale et orchestrale, mais avec ce dosage d’alchimiste qui sépare la lourdeur de la brillance. Les deux premiers morceaux ont ainsi la légèreté virevoltante du fameux It’s time de Max Roach, une référence en termes de jazz choral. Le thème inextinguible « Mra » [3] se voit ainsi prolongé dans le long « Thoughts to Geoff » de Tippett comme s’il s’agissait du même compositeur.

Tout au long du disque on retrouvera d’ailleurs la « patte » de Tippett, qui signe sept des douze morceaux, reprend l’hymne sud-africain et deux compositions du contrebassiste Harry Miller [4] dans leurs arrangements originaux sans qu’un quelconque problème de continuité ne se pose. Pour s’en convaincre, on peut s’attacher au très complexe « Cider Dance », morceau gigogne qui ne s’apparente jamais à une simple juxtaposition de climats. Les polyrythmies d’une ritournelle initiale dissonnante deviendront une sorte de fanfare polyphonique après quelques minutes de « plomberie » sans rouille, Nicola Pisani au baryton s’en (et nous en) donnant à cœur joie. Le tout s’achève dans une ambiance purement vocale qui rappellera par exemple la Sinfonia de Luciano Berio ou, sans chercher aussi loin, l’introduction de « Dedicated to Mingus », troisième morceau du disque dont le thème évoque clairement « Goodbye Pork Pie Hat ».

De l’homogénéité de l’orchestre et du chœur ne sortent que peu d’individualités. Saxophones et trompettes interviennent souvent à travers des styles très expressionnistes, portés par la masse sonore. Mention spéciale toutefois à Felice Mezzina sur « A Song » dont le ténor sonne comme l’étonnant croisement d’un Gato Barbieri assagi et du John Surman de « Mysterium » [5]. Et puis, bien sûr, il y a l’énergie monstrueuse de Louis Moholo-Moholo, décuplée par la présence de Vincenzo Mazzone et qui se met à nu sur le solo de « Dancing Damon ». Tout aussi à l’aise sur les rythmes swing que sur les binaires, Moholo possède en outre cette musicalité profonde que l’on peut entendre sur l’introduction très libre de « Septober Energy ».

Ainsi ce Live at Ruvo est un disque essentiel pour retrouver et comprendre un petit bout de la grande aventure du free anglais. Il s’agit donc d’une forme d’hommage - aux amis trop tôt disparus (« Mongezi Feza [6] / Four Whispers for Archie’s Chair »), aux délires d’il y a trente ans (avec la reprise, correcte mais sans plus, de « Septober Energy » [7]). Mais retenons surtout que Viva la Black apporte une énergie et une jubilation colossales que bon nombre de big band fameux ou fanfares (autoproclamées) déglinguées ne sont plus en mesure de fournir.

par Julien Lefèvre // Publié le 7 novembre 2007

[1Voir l’article très détaillé de Philippe Robert et Philippe Renaud

[2Double album qui réunissait plus de 50 musiciens dont Robert Wyatt, Julie Tippetts, Elton Dean (Soft Machine), Harry Miller, Chris Cutler… le tout produit par Robert Fripp (King Crimson)

[3Attribué à Dudu Pukwana (1938-1990) bien que le véritable auteur semble en être Christopher ‘Colombus’ Ngcukana

[4(1941-1983)

[5Sur Invisible Nature avec Jack De Johnette

[6(1945-1975)

[7Sur l’album de Centipede