Chronique

Keith Tippett & Matthew Bourne

Aeolian

Keith Tippett (p), Matthew Bourne (p)

Label / Distribution : Discus Music

Keith Tippett nous a quittés l’an passé dans une discrétion qui n’avait d’égale que sa virtuosité. L’homme ne s’exprimait jamais mieux que sur un piano : de Centipede et King Crimson à ses collaborations avec Paul Dunmall, on a en tête son sens de l’harmonie et ce toucher cristallin, vivacité de la main gauche qui permettait de se passer de mots. Un autre pianiste britannique est de cette trempe ; on connaît Matthew Bourne en France pour sa collaboration avec Laurent Dehors. On a quelques instantanés de son univers intérieur avec son solo Montauk Variations, bien que l’artiste soit taciturne. Mais avec « Bise », morceau qui illustre toute la finesse des deux pianistes réunis, avec ce tintement d’abord léger qui exploite les ressources internes du piano, puis qui gagne en puissance tout en se cantonnant la partie la plus aiguë du clavier, on pénètre de plain-pied dans un paysage de rêve.

Celui d’un dialogue entre deux artisans consciencieux qui se jouent des éléments. Aeolian, c’est le vent. Chaque morceau est un souffle local, du « Sirocco » moqueur, griffé de rythmes qui use chaque atome du piano au « Mistral » rêveur aux cordes sonnantes en écho, comme on se renvoie la rafale entre flanc de montagne, de l’adret à l’ubac. Lorsqu’un des pianos gronde, se rebelle, l’autre vient le soutenir avec un empressement fraternel. Il y a, entre Tippett et Bourne, une télépathie rare. L’aîné est un poète qui sait se faire des plus concertants, à l’instar de ce tropisme très contemporain dans le très beau « Brickfielder », où la fougue de Bourne vient s’immiscer, perturber, chahuter le jeu véloce de Tippett. Le plus jeune a dans les caractéristiques de son jeu une main gauche puissante, redoutable, qui aime les motifs répétitifs, même complexes... Et c’est d’autant plus intéressant de voir ce duo se confronter, d’entendre Tippett briser la boucle et emmener Bourne ailleurs où sa puissance inouïe sous-tend d’autres décors.

Fruit d’une collaboration qui s’est étendue entre 2017 et 2019, Aeolian est une documentation précieuse. D’abord parce qu’elle est de ces rencontres enrichissantes en studio, mais aussi et disons-le, surtout parce que le double album paru chez Discus Music offre une version live de ce duo, enregistrée en octobre 2019 à l’Union Chapel de Londres. C’est le dernier concert de Keith Tippett. Davantage qu’un testament, c’est un passage de relais. On savait que Matthew Bourne ne s’épanouissait jamais tant que dans les relations complices, dans une forme d’intimité révélée. « Sympatico/Trade Winds » est une épiphanie. On y trouve du jeu à touche-touche et du vent dans les voiles, des entrelacs et des rivières à fort débit. Parfois les basses tonnent, c’est un motif galvanisé qui y répond sans fléchir. Des rhizomes de Chopin empoignent du Satie, avant qu’un riff de blues emballe des évanescences sérielles ou quelques motifs slaves. Ce morceau est l’aboutissement parfait d’une très belle rencontre hélas tardive et stoppée net par la maladie. Cela constitue néanmoins plus d’une demi-heure de vérité toute crue. Ça n’a pas de prix.

par Franpi Barriaux // Publié le 28 novembre 2021
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