Chronique

Kenny Garrett

Standard of Language

Kenny Garrett (as, ss), Vernell Brown (p), Charnett Moffett (b), Chris Dave (d), Eric Harland (d, sur un morceau).

Label / Distribution : Warner Bros.

Avec une sérénité toute professionnelle, le saxophoniste alto Kenny Garrett gère sa carrière, ciblant différents publics avec ses sorties successives. Il soigne ses fans, il est un père pour eux.

Avec son précédent CD, « Happy People », il s’est installé dans le salon devant les enfants, les ados, quelques parents venus aussi faire les « gens heureux ». Papa Kenny a joué pour eux des mélodies simples, accrocheuses, sur des rythmes gentiment funky, entouré de synthés rassurants et de choeurs sirupeux. On chantonne avec, on danse, le tout dans une atmosphère innocente et bon enfant. C’est bien.

Puis le soleil se couche et on envoie les enfants avec. Les auditeurs de « Happy People » rentrent avec le sourire. Quelques-uns restent quand même pour la suite. On débranche les instruments électriques, les chanteuses encaissent leur chèque et s’en vont. Un autre public arrive, on baisse les lumières, on peut boire un coup si on veut… le salon prend des allures de boîte de jazz. S’installent sur scène, aux côtés de Daddy-O Garrett, une rhythmique d’enfer : Vernell Brown au piano, Charnett Moffett à la contrebasse, Chris Dave à la batterie. C’est le moment pour un peu de jazz sérieux.

Effectivement, la musique musclée de ce quartette a peu à voir avec « Happy People ». Avec un lyrisme coltranien - la référence est souvent claire - et ce son chaud et plein qui le définit, Garrett préside un groupe de fonceurs. Ca swingue de manière impressionnante : le côté fougueux est équilibré par une discipline d’athlète de haut niveau, si ce n’est le contraire. Au soprano comme à l’alto, Garrett nous gratifie de sa sonorité immédiatement reconnaissable, construisant ses solos avec habileté, s’appuyant sur l’énergie canalisée de la rythmique pour nous mener vers des pics d’intensité, sculptant ses lignes pour un maximum de lisibilité et de saveur même à tempo rapide.

Bien que Garrett soit au centre de l’affaire, la virtuosité des autres bétonne l’intérêt de ce qu’aurait pu être, après tout, un simple CD faire-valoir pour le leader. Mais Vernell Brown, pianiste qui m’était inconnu, est excellent, faisant preuve de précision et de poigne - c’est quelqu’un à suivre. Charnett Moffett marie remarquablement bien un son gros et épais et une grande vitesse d’exécution. Quant à Chris Dave, c’est un batteur moderne avec tout ce que cela implique d’éclat technique et de références à la fois au funk et à ses grands ainés du jazz, y compris Elvin Jones et Jeff Watts (ça donne une idée de son caractère actif et polyrythmique). On imagine qu’en concert ce quartette doit être passionnant.

Donnant un peu de variété au CD, « Native Tongue » est moins intense et rappelle Jan Garbarek par moments. « Just a Second to Catch My Breath » aurait pu figurer sur « Happy People » avec une autre présentation, tant sa mélodie romantique peut s’imaginer dans un contexte plus pop. Mais si la mélodie est sentimentale, elle n’est pas servie avec trop de sucre, et Garrett est convaincant. Ca me rappelle le Garrett de « Killing Me Softly With His Song », dont il a donné une excellente version sur « Warner Jams, Vol. 1 ».

Rien à voir, donc, avec « Happy People » ? Mmmm. Quoique. C’est toujours le même saxophoniste, et, à un tout autre niveau de talent et de contenu musical, le même souci de flatter l’oreille, de servir un lyrisme chaleureux, de captiver plutôt que de chercher. Kenny Garrett caresse dans le sens du poil, qu’il s’agisse d’un public plutôt pop ou d’un public jazz exigeant. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrait.