Chronique

Kenny Werner

New York Love Songs

Kenny Werber, p

Label / Distribution : Out There / Out Note

Kenny Werner : l’invention de la vérité

« Inventer la vérité, toujours et sans fin : c’était là sa condition inexorable… A chacun de ses pas, dans les rues de la ville et du monde, quand il respirait profondément, heureux, l’air du matin ou quand l’ombre, dans Central Park, soudain effaçait la lumière, à chaque note, à chaque mesure, surgissait l’évidence de nos rêves. »

Ce qui est vrai doit donc peut-être s’imaginer, se construire, se rêver, s’inventer…
C’est, à sa manière, ce que nous dit le pianiste Kenny Werner par ses New York Love Songs, ces huit plages de musique où il semble seul avec la ville, avec ses souvenirs, avec son passé, avec lui-même, sont toutes improvisées, inventées comme au risque de tout. Pourtant, elles semblent aussi évidentes que la clarté du diamant, la fluidité de l’eau coulant entre nos mains, l’éclat du ciel, l’été, au-dessus de Manhattan. Parce que c’est au plus intime de lui qu’il retourne, à chaque note, à chaque mesure. Parce que c’est au plus secret de nous-mêmes que sa musique nous renvoie.

Dans le parcours qu’il accomplit au cœur de sa ville de prédilection, ce New York où il a vu le jour en novembre 1952, et par l’exploit inouï de ses improvisations, Kenny Werner nous dit quelque prodige. En exprimant ses sentiments et ses craintes comme ses désirs et ses espoirs, ses bonheurs et ses peurs, il nous répète sans relâche sa vérité à lui : s’il y a une vérité - s’il y a même maintes vérités -, elle vient comme l’on veut ; l’improvisation n’est pas un choix ; elle peut bien se fonder sur tout notre passé, ce que nous sommes, chacune de nos expériences, plaisir ou souffrance, sans en omettre aucune, elle n’est rien d’autre que notre propre condition.

Kenny Werner nous montre combien nous sommes à chaque seconde une sorte de mise en jeu, d’affirmation sans cesse réitérée, peut-être reformulée, mais toujours là. Toujours nouveau, éternellement présent est ce risque saisissant que nous sommes nous, tous sans exception. Depuis le premier jour. Ce risque qu’exprime si bien la musique ne place aucun objet devant nos yeux - seulement la face cachée des choses. C’est pour cela qu’il est risque, pour cela qu’il dit la vérité. Qui, souvent, demeure indécise et pourtant, reste la plus évidente des assurances, la plus claire des promesses.
Il n’en reste pas moins que l’improvisation, l’invention constante est ce qui se trouve au cœur-même du jazz. Dans le « respect » de la tradition, le plus humble des standards, la liberté la plus « totale » il y a invariablement une part de rêve, une vérité qui est l’origine-même de la musique, et non sa conséquence. Mieux : cette origine, cette invention sont ce que le musicien est au fond de lui-même, ce qu’il peut donner de lui-même à ceux qui ont la chance de partager ses rêves pour un temps.

C’est pourquoi, sans doute « j’entendais le murmure de ses rêves qui s’écoulait dans son esprit… j’en étais venu à imaginer que je rêvais ses rêves » [1] et c’est pourquoi la vérité qui survient ici, sur « Song of the Heart », sur la sublime « Central Park Suite » ou « Hudson Lament », est toute la vérité et non seulement celle du pianiste ou celle d’un moment.

Cette vérité-là, inventée est, elle aussi, la nôtre et celle du monde.

Les New York Love Songs de Kenny Werner sont ainsi une indispensable étape sur le chemin de la vérité quand celle-ci n’est rien d’autre que notre propre respiration, nos pas dans la ville, nos sentiments quand ils se dérobent au regard, nos pensées secrètes ou avouées, toute notre vie…

par Michel Arcens // Publié le 11 octobre 2010

[1Jean-Philippe Toussaint, La vérité sur Marie (Minuit).