L’ONJ Yvinec fait son cinéma
L’ONJ se divise en deux quintettes pour deux ciné-concerts autour du film d’Eisenstein. Citizen Jazz assistait à la première séance ; la seconde a lieu ce 13 avril.
Cinquante mètres de file d’attente sur deux rangées devant le cinéma Le Balzac, jusqu’au coin des Champs-Elysées. Pouvait-on rêver meilleure preuve que le jazz, ça fait venir du monde ?
Décor rêvé pour Le Cuirassé Potemkine que ce Cinéma Balzac, avec son entrée en forme de bastingage et, à gauche en entrant, la porte des bureaux, en métal riveté, marquée « Captain ».
On dit que Sergeï Eisenstein aurait préconisé de donner à son film une nouvelle musique tous les dix ans. De fait, les mises en musique n’ont pas manqué pour cette œuvre historique : celle concoctée à l’origine par Edmund Meisel (alors jugée « trop violente »), celle que composa Krioukov dans les années 50, emphatique et illustrative, et une bande-son constituée d’un collage de symphonies de Chostakovitch… On compte aussi, tout récemment, un album électro-symphonique des Pet Shop Boys [1] et un ciné-concert en décembre 2009 avec Etienne Jaumet et Cosmic Neman.
C’était donc au tour de l’ONJ de tailler un nouveau costume au film-manifeste du montage révolutionnaire, au premier travelling de l’histoire du cinéma, à l’ancêtre du découpage de plans « à l’américaine », bref, à ce grand moment de propagande [2].
L’ONJ ? La moitié seulement : l’astuce, c’est que pour chaque projection vous avez droit à un demi-ONJ. Comme ça, vous aurez une bonne raison de revenir. Nous avions donc, ce soir-là, un quintette d’improvisateurs (Pierre Perchaud, Eve Risser, Antonin Tri Hoang, Rémi Dumoulin et Sylvain Daniel). Pour la prochaine séance, ce seront Vincent Lafont, Matthieu Metzger, Guillaume Poncelet, Joce Mienniel et Yoann Serra. Improvisateurs ? Oui : à l’inverse de leur travail sur la Carmen de Cecil B. de Mille, l’ONJ est là dans l’improvisation totale. Rien de préparé, pas l’ombre d’un point de ralliement. Autant dire que vous n’entendrez plus ce que nous avons entendu ce soir-là.
- Ève Risser © Hélène Collon
Et qu’avons-nous entendu, direz-vous ?
De la belle improvisation, pas prisonnière du bruitisme, n’ayant pas peur de la mélodie, construite dans l’instant sur une base jazz, mais qui va chercher ses couleurs dans tout le spectre musical. On croit reconnaître ici un hymne déchiré façon ARFI, là une pensée pour la Fonderie d’acier de Mossolov [3]. Le quintette se scinde parfois en duos, en trios, et donne de splendides moments de musique, comme ces dialogues entre Antonin Tri-Hoang et Rémi Dumoulin ou les textures concoctées par Pierre Perchaud et Sylvain Daniel.
Le risque majeur de cet exercice était de se cantonner à une paraphrase de l’image ou à une réminiscence de la musique pompier que l’on entend d’habitude sur le film. Obstacle franchi allègrement par les cinq musiciens, au risque - parfois - de paraître en décalage avec l’image. La très longue scène de la fusillade (six minutes, à raison d’un plan toutes les neuf secondes environ !), particulièrement difficile à traiter sans dramatisme, sans pathos, a curieusement démarré par un air de promenade bucolique, pour entamer ensuite un crescendo partant de très bas, dans un style rappelant le futurisme. Celle de l’attaque par l’escadre, elle, partait d’un motif hypnotique, répétitif, pour aboutir à une sorte de parade New Orleans résolue par Eve Risser au piano en pseudo-ragtime.
Certains commentateurs ont parlé de « retard », de « contresens ». Que n’aurait-on entendu si le quintette avait livré un commentaire de texte, un exercice bien scolaire et respectueux, une illustration ! Au lieu de cela, le « module » de l’ONJ nous a offert une musique décalée, certes, mais bien vivante. Décalée, comme la vision que peuvent avoir des musiciens de moins de trente ans de ce monument « moderniste » qui date de près d’un siècle. Rémi Dumoulin nous le disait en fin de concert, on ne peut pas jouer au premier degré aujourd’hui sur un film pareil : nous, on connaît la suite…